La Pléaide

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Camus
Manuscrit lettre Gérard Philippe I
Manuscrit lettre Gérard Philippe II
Affiche L'Etranger

Quand Gérard Philipe voulait être Meursault...

7 novembre 2013

Un document inédit pour le Centenaire Albert Camus

La commémoration du centenaire de la naissance d’Albert Camus est l’occasion d’approfondir notre connaissance de l’œuvre du romancier, dans le prolongement du travail réalisé pour l’édition en quatre volumes de la «Bibliothèque de la Pléiade». Les trois correspondances d’Albert Camus à ses amis écrivains (Francis Ponge, Louis Guilloux et Roger Martin du Gard), qui viennent de paraître à nos Éditions, en sont une belle illustration. Ces lettres amicales, parfois intimes, constituent de vivants témoignages sur les conditions de publication et de réception de L’Étranger, du Mythe de Sisyphe, de La Peste ou de L’Homme révolté. Les écrivains y conversent sur les thèmes qui entrent dans leurs préoccupations communes. Ils cherchent, dans le dialogue, à éprouver et préciser leurs conceptions de l’écriture et du rôle des créateurs dans le temps qui est le leur. Leurs œuvres respectives se nourrissent de cet échange. Et l’on voit Albert Camus s’attachant à présenter l’œuvre de l’auteur des Thibault, son aîné de plus de trente ans, en ouverture de ses œuvres complètes dans la «Pléiade» (voir Lettre de la Pléiade, n° 31) ; ou encore Roger Martin du Gard faire part de son expérience de Nobel pour initier son cadet aux subtilités du protocole suédois et lui donner quelques précieux conseils pour l’écriture de son discours de Stockholm.

Même si l’absence d’une grande exposition sur Albert Camus à Paris demeure injustifiable, témoignant peut-être d’une gêne persistante à l’égard des engagements de l’écrivain, de belles manifestations sont à signaler. L’exposition audiovisuelle et documentaire que propose la Cité du Livre d’Aix-en-Provence, où sont conservés les papiers de l’écrivain, offre son lot de belles surprises. À travers une approche thématique de l’œuvre et de la vie d’Albert Camus, elle témoigne de la richesse de ses archives grâce à quelques pièces remarquables : feuillets manuscrits de Noces, des Justes ou de La Chute, brouillon des lettres adressées à André Breton ou Jean-Paul Sartre lors de la polémique de L’Homme révolté en 1951, documentation personnelle de l’écrivain…

L’exposition présentée au château de Lourmarin (Luberon) en septembre dernier, composée par les libraires Hervé et Èva Valentin, offrait quant à elle un parcours bibliophilique exceptionnel dans l’œuvre de Camus. On y assistait à un défilé de quelque deux cents pièces remarquables, rarement vues ou exposées, voire inédites : lettres d’Albert Camus à André Malraux durant l’Occupation, récemment retrouvées dans le fonds André-Malraux de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet ; livres d’Albert Camus portant des envois à Francis Ponge, René Char, Gaston Gallimard, Bernard Groethuysen, Jean Tardieu… ; volume cosigné par Albert Camus et William Faulkner de l’adaptation de Requiem pour une nonne ; exemplaire personnel d’Albert Camus du Gai savoir, dans une réimpression du Mercure de France de 1921, avec ex-libris manuscrit de son acquéreur daté de 1933 ; édition originale de L’Étranger portant en faux titre cette phrase autographe de l’auteur : «Si vous ne voulez pas être condamné à mort, pleurez à l’enterrement de votre mère. C’est plus sûr. AC.» Un vrai trésor !

Nous nous devions d’apporter notre contribution à cette enthousiasmante série de découvertes. Nous avons suivi une piste ouverte par Olivier Todd qui,
dans sa biographie de l’écrivain, fait une brève allusion à un projet d’adaptation cinématographique de L’Étranger (roman paru chez Gallimard en 1942), à laquelle aurait été associé Jean Renoir. En menant une petite enquête dans les archives de l’ancien service des cessions audiovisuelles et théâtrales des Éditions Gallimard, dirigé après guerre par Dionys Mascolo (le compagnon de Marguerite Duras), nous avons découvert une lettre manuscrite du 25 septembre 1950 adressée par Gérard Philipe à Albert Camus, attestant d’une très forte implication de sa part dans ce projet :

25 septembre [1950]
Mon cher Albert,
Je crois que ça y est. Il s’agit de Sacha Gordine.
Il va rentrer en rapport avec l’agent de Renoir et
mon agent va voir Gallimard pour les droits.
Il s’agit toujours du printemps 51. La
question de l’adaptation va être agitée. Mon
favori est l’équipe Aurenche-Bost.
As-tu toi une opinion ? – ou un autre nom
à prononcer.
Quelle joie de voir l’affaire enclenchée. J’ai
l’impression que ce coup-ci, il n’y aura pas de
pépins. Dis-moi vite pour l’adaptation qui tu
vois travailler avec Renoir. Bonne santé Albert
et toute mon amitié.

Gérard Philipe

45 Boulevard d’Inkermann
Neuilly
Seine

Albert Camus avait rencontré Gérard Philipe à l’occasion de la création de Caligula au Théâtre Hébertot en 1945. Impressionné par ce jeune acteur dont le talent avait été révélé deux ans plus tôt dans Sodome et Gomorrhe de Jean Giraudoux, l’écrivain lui avait confié le rôle-titre de sa pièce, auprès de Margo Lion, Michel Bouquet et Georges Vitaly. La carrière de l’acteur était alors pleinement lancée tant sur les planches que sur le grand écran. Et on allait bientôt voir Gérard Philipe incarner Fabrice del Dongo au côté de Maria Casarès, compagne d’Albert Camus, dans l’adaptation de La Chartreuse de Parme de Christian-Jaque (1948).

Gérard Philipe semble avoir été le véritable initiateur de ce projet d’adaptation de L’Étranger. Sa démarche entre toutefois en concurrence avec d’autres projets du même ordre, parvenus à l’écrivain et à l’éditeur en ce début des années 1950. On sait ainsi que Gilbert G. Sultan et le jeune producteur Gilbert de Goldschmidt formulent une demande d’option en octobre 1950 auprès des Éditions Gallimard. À cette occasion, Dionys Mascolo signale aux intéressés que l’écrivain a un désir particulier : «Je dois vous signaler que l’auteur fera certainement du choix du metteur en scène une condition de son accord. Il aurait aimé quant à lui voir Jean Renoir faire le film. Croyez-vous cela possible ?»

Gérard Philipe se repose sur son agent, Lucienne Watier (ou Wattier) pour faire aboutir ce projet. Épouse d’André Letang, Lucienne Watier fut actrice durant l’entre-deux- guerres puis devint l’impresario de François Périer, Maria Daems, Jean Marais, Maria Casarès… et Gérard Philipe. Agissant dans le cadre de son agence Ci-Mu-Ra (pour Ciné-Music Hall-Radio), c’est elle qui fait les démarches auprès de l’éditeur, en y associant le producteur de L’Aventure au coin de la rue (1944), le prince russe immigré Sacha Gordine – personnage qui apparaît, soit dit en passant, dans plusieurs livres de Patrick Modiano. Le projet associant « Lulu » Watier, Sacha Gordine, Gérard Philipe et Jean Renoir est solide et a le soutien d’Albert Camus ; un tournage au printemps 1951 est envisagé. La négociation s’engage en octobre 1950 avec Dionys Mascolo. L’éditeur propose une option à un million de francs de l’époque et une cession de droits d’un montant dix fois supérieur. C’est un prix trop élevé pour l’agent : «Monsieur Camus avait spontanément donné, par deux fois, à Gérard Philipe un laps de temps pour nous permettre de concrétiser financièrement cette affaire. Je crois que nous y sommes arrivés maintenant, puisque le producteur a eu un échange de correspondance important avec Jean Renoir et que ce dernier a donné
son accord ; mais il est évident que si vous maintenez cette somme de dix millions cela rend l’affaire absolument impossible, car il faut que vous songiez bien, qu’en plus des droits du roman, il y a aussi les droits de l’adaptateur ; nous aimons infiniment l’œuvre de Monsieur Albert Camus ; mais il y a tout de même un gros travail d’adaptation à faire dont est conscient Monsieur Albert Camus.» S’ajoute à cette difficulté l’existence de pourparlers pour une adaptation américaine, particulièrement dommageable en raison de la notoriété internationale de Jean Renoir.

Le débat s’engage : « Il ne semble pas [à Gaston Gallimard], écrit Dionys Mascolo, que l’auteur d’un livre doive recevoir des sommes si nettement inférieures à celles que reçoit l’acteur chargé d’interpréter au cinéma le livre » (17 octobre 1950). On parle dès lors de six millions comme le «minimum extrême» et, après une intervention d’Albert Camus, à l’abandon des pourparlers américains. C’est encore trop ; la proposition est revue à la baisse
le 20 décembre 1950. Mais l’affaire tourne court début février 1951, suite au désistement de Jean Renoir, renonçant à ce film uniquement français au profit d’un autre projet plus international à Hollywood. Lucienne Watier écrit alors à Michel Gallimard, l’ami et éditeur de Camus, le 7 février 1951 : «Gérard Philipe en est navré ; mais hélas ! cette affaire a trop tardé et les metteurs en scène sont changeants.»

Albert Camus, alors en train d’achever L’Homme révolté, est désolé de cet échec. Il n’aura pas, du reste, l’occasion de voir aboutir, ni même d’autoriser, une adaptation cinématographique de son roman. Car c’est seulement après sa mort, en 1960, que s’engageront de nouvelles négociations, toujours via la société Ci-Mu-Ra, avec le producteur italien Dino de Laurentiis. Elles mèneront à la sortie en salle du film de Luchino
Visconti en 1967, avec Marcello Mastroianni dans le rôle-titre. C’est ainsi que Fabrice del Dongo ne fut pas Meursault.

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