La Pléaide

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Jaccottet
L'actualité de la Pléiade

Philippe Jaccottet (1925-2021)

Il a toujours écrit pour conjurer ses démons. On se souvient des cris des coqs qui sont chez lui des appels au secours, déchirants de détresse, ou des lamentations qui hantent ses cauchemars, si fréquents dans ses carnets... En même temps, il ne cesse de revenir à la beauté d’un vers de Baudelaire, à l’émotion devant un verger d’amandiers ou de cognassiers ; s’attachant à décrire la douceur des giroflées ou le parfum enivrant des iris... Ce clair-obscur traverse toute son œuvre. Seul salut : ces traces d’intensité fugitive et la musique de quelques lectures électives, qu’il rassemble autour de lui avec tendresse dans La Clarté Notre-Dame, comme pour se couvrir d’un duvet de plumes, avant de se coucher dans la barque et de lâcher la corde...

Philippe Jaccottet avait des moments de grande désespérance dans le monde comme il va, au point d’avoir le sentiment que toute littérature est frappée d’impuissance. Allant du clair au sombre et du sombre au clair, il n’a jamais renoncé à ce trajet infatigable et risqué. Le désir perpétuellement relancé, dans la nuit la plus terrible, d’aller vers la lumière est sa plus grande force.

José-Flore Tappy.
Propos recueillis par Lisbeth Koutchoumoff Arman,
Le Temps, 6-7 mars 2021.

    Philippe Jaccottet ne feignait pas. Il faut le croire quand il dit avoir reçu avec une « profonde émotion » la lettre par laquelle Antoine Gallimard lui offrait de réaliser une édition de ses œuvres dans la Pléiade. Il n’a rien demandé : il n’est pas homme à solliciter. Cette proposition, il l’accepte rapidement, « avec joie et reconnaissance ». De passage à Paris quelques semaines plus tard, il sait déjà qu’il confiera l’édition du volume à José-Flore Tappy.
    Il établit lui-même le sommaire. C’est l’œuvre « de création » qui est retenue, naturellement. Les travaux critiques restent en dehors, comme les traductions. Ce dernier choix n’allait pas de soi pour un observateur. Jaccottet avait réuni en 1997 quelques-unes de ses traductions dont certaines (Góngora, Hölderlin, Rilke, Ungaretti, Mandelstam) correspondaient à des « rencontres essentielles dans [s]a vie de poète, de traducteur et d’homme tout court ». Ce recueil, D’une lyre à cinq cordes, avait été publié dans la collection Blanche, vouée à la littérature française, comme si la traduction de ces poèmes par un poète les naturalisait et leur assurait une place comparable, dans notre paysage littéraire, à celle que confèrent aux poèmes de Poe les traductions de Mallarmé. Quelques cordes de cette Lyre ne pouvaient-elles représenter dans la Pléiade l’œuvre de traducteur de Jaccottet ? Le poète ne l’entend pas de cette oreille, et son point de vue s’impose.
    Très vite, il est conscient que les recueils que nous connaissons ne doivent pas tous être repris en l’état dans la Pléiade. Les grands recueils poétiques (voyez ceux d’Aragon, de Ponge ou de Michaux) sont souvent des agrégats de petits livres dont la juxtaposition produit des distorsions temporelles. Or Jaccottet souhaite un plan chronologique. Il dissocie des titres que les éditions antérieures avaient associés et les reclasse à leur date. Le geste n’est pas anodin ; aux aléas des republications successives, il substitue l’évidence d’une trajectoire.
    Au cours de la préparation du volume, Jaccottet ne se montre ni intrusif ni indifférent. Il accepte l’idée que la reprise dans la Pléiade de poèmes d’abord publiés en grand format dans une présentation très aérée exige des transpositions. Encore faut-il que celles-ci n’altèrent pas la structure des recueils ni ne compromettent l’autonomie des textes. Le cas échéant, il recherche avec l’équipe de la Pléiade les meilleures solutions. Pour Cahier de verdure, six épreuves sont nécessaires, qu’il examine avec générosité et exigence.
    Il laisse travailler José-Flore Tappy et ses coéquipiers, se refusant à contrôler les travaux en cours. Il ne les relit que lorsqu’ils sont achevés et fait bénéficier l’équipe de remarques discrètes et précieuses. Il relit aussi la Chronologie, apporte des compléments et accepte que ceux-ci soient publiés entre guillemets : sa voix dialogue avec celle de José-Flore Tappy, sans se confondre avec elle.
    Il prend enfin une décision rare : il autorise la consultation de ses manuscrits et la reproduction de certains passages. Ce faisant, il renonce à présenter une œuvre gravée dans le marbre ; il donne accès aux coulisses et favorise de nouvelles lectures, parfois déterminantes. Il accepte aussi que soit repris en appendice son Requiem de 1947, qu’il avait pourtant condamné pour « emphase » (péché capital à ses yeux). Ce choix est décisif. Jaccottet a vingt ans à la fin de la guerre, vingt-deux ans quand il publie ce livre que lui ont inspiré des photographies de maquisards abattus par les Allemands. En permettant qu’il soit lu en marge de son œuvre ultérieure, il donne une clef. Tenu pour le poète de la nature, de la simplicité, de l’émerveillement, Jaccottet est aussi l’auteur d’une œuvre qui s’élabore dans un monde marqué par la violence, par la mort, par la nuit – et qui est une quête, parfois désespérée, toujours recommencée, de clarté.
    « Écrasé un scorpion au milieu du charbon, dans la cave humide. Beaucoup d’hommes ont été traités, sont traités ainsi. Le noir, le blême, l’humide. » Cette note de 1964 n’est pas isolée. La Clarté Notre-Dame, le tout dernier livre, n’est pas moins explicite, qui évoque un journaliste emprisonné à Damas et entendant les cris d’hommes que l’on torture : « J’ai pensé aussitôt que je ne pourrais jamais chasser cette scène de mon esprit, et qu’elle était de nature à saper tout ce que j’avais pu et pourrais encore essayer d’édifier à la gloire de cette lumière terrestre que j’avais eu la chance, indue, sûrement indue, de recevoir en partage… »
    Mais La Clarté Notre-Dame est aussi le récit d’un moment privilégié – une promenade – qui fut le dernier à susciter en Jaccottet l’envie d’écrire. Allant, comme le dit José-Flore Tappy, « du clair au sombre et du sombre au clair », ce grand petit livre est à l’image de toute l’œuvre de Philippe Jaccottet, et de sa vie, qui a pris fin le 24 février dernier.

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