La Pléaide

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Nathalie Sarraute
Ann Jefferson
L'actualité de la Pléiade

Nathalie Sarraute, vingt ans après

Après avoir traversé le XXe siècle de part en part, Nathalie Sarraute s’est éteinte le 19 octobre 1999, laissant derrière elle les mots en liberté, totalement dégagés des personnages auxquels ils obéissaient jusque-là. Vingt ans plus tard, nous avons souhaité commémorer la disparition de celle qui n’aura cessé de « dévoiler, faire exister une réalité inconnue », cachée sous la « gangue » des paroles quotidiennes. De la publication de Tropismes, en 1939, jusqu’à ses derniers livres, elle aura toujours voulu repousser les limites du roman, non par bravade, mais par nécessité, car sa recherche l’a forcée « à se forger un instrument neuf, percutant, à créer une forme vivante ».

En 1996, ses Œuvres complètes paraissaient, de son vivant, dans la Bibliothèque de la Pléiade, et n’allaient demeurer complètes que onze mois. L’année suivante, en effet, Nathalie Sarraute faisait paraître dans la collection « Blanche » ce qui restera son dernier roman, Ouvrez, dont le titre est emblématique de toute son oeuvre : un refus radical et constant de la fermeture, de l’emprisonnement dans des formes figées. Nathalie Sarraute a activement participé à la publication de ses Œuvres complètes. Elle s’est entretenue à de nombreuses reprises avec les contributeurs et contributrices du volume, dont Ann Jefferson, en charge notamment de la présentation des textes critiques de Sarraute.
Grande spécialiste de l’auteur de L’Ère du soupçon, Ann Jefferson est aujourd’hui professeure émérite à l’université d’Oxford. Elle a notamment publié Nathalie Sarraute, Fiction and Theory : Questions of Difference (Cambridge University Press, 2000), et vient de faire paraître chez Flammarion Nathalie Sarraute, une biographie, la première, traduite par Pierre-Emmanuel Dauzat et Aude de Saint-Loup (coll. « Grandes biographies », 496 pages, 26 €). Elle se souvient aujourd’hui de la préparation du volume de la Pléiade, et de ses visites chez «Nathalie».

Avec les vingt ans de la disparition de Nathalie Sarraute en octobre 1999, les souvenirs me reviennent de la préparation de ses Œuvres complètes dans la Pléiade. Sorties en 1996, elles furent « recomplétées » en 2011 pour incorporer son dernier livre, Ouvrez, au moyen duquel l’écrivaine avait pu s’assurer que les Œuvres complètes ne le soient pas et ne marquent pas la fin de sa vie d’écriture. Au départ nous étions trois : Valerie Minogue, auteure de l’une des premières monographies anglophones consacrées à l’œuvre de Sarraute, Arnaud Rykner, connu pour ses travaux sur son théâtre, et moi qui lui avais consacré une thèse à l’université d’Oxford et des travaux divers. Donc deux Anglaises (ce dont Maurice Nadeau s’étonna dans son compte rendu du volume), et le Continent, comme chez Henri-Pierre Roché et François Truffaut. Nous avions pour chef Jean-Yves Tadié qui venait de publier la réédition en quatre tomes d’À la recherche du temps perdu de Proust, munie d’un appareil éditorial impressionnant et devenue désormais incontournable. Proust avait toujours beaucoup compté pour Nathalie Sarraute et elle connaissait bien Jean-Yves Tadié grâce aux nombreuses conférences qu’elle avait données et aux rencontres auxquelles elle avait participé en Angleterre, où il avait été directeur de l’Institut français de Londres et puis titulaire de la chaire Marshal Foch à l’université d’Oxford.

Les quatre volumes du Proust ne devaient pourtant pas servir de modèle pour la Pléiade Sarraute. Loin de là. Comme elle le dit dans une lettre à Antoine Gallimard, ce qu’elle voulait, c’était que ses livres soient « réunis en un seul volume et bien présentés ». Elle redoutait avant tout de les voir lestés de notes et de commentaires érudits, lesquels, à ses yeux, n’auraient servi qu’à placer un écran entre le lecteur et ses textes. Déjà en 1947, dans son tout premier essai critique Paul Valéry et l’Enfant d’Éléphant, elle brosse le portrait du lecteur tel qu’elle le conçoit d’après sa propre expérience : se retirant dans sa chambre, fermant sa porte « à tous les bruits du dehors » et brisant la « gangue » des commentaires afin d’aborder l’œuvre « avec une sensibilité intacte et un regard impartial ». Il n’était pas question de consulter les manuscrits, placés sous embargo jusqu’en 2036, et on lui assura que l’appareil critique serait réduit au minimum. En revanche, elle s’est proposée pour nous recevoir aussi souvent que nous le voulions, afin que nous puissions lui poser des questions et qu’elle puisse suivre l’avancement du travail. À une époque d’avant Internet, cette générosité fut bien appréciée, surtout dans mon cas, car j’avais été chargée entre autres de la présentation des textes critiques – L’Ère du soupçon, des essais inédits et quelques textes de conférence –, où les références littéraires abondaient.

Comme mes deux collègues je connaissais déjà (un peu) Nathalie Sarraute pour être allée la voir au début de mes études de doctorat en 1971, et pour l’avoir rencontrée aussi à l’occasion de ses nombreuses visites à Oxford qui lui rappelaient l’année qu’elle y avait passée en 1920-1921 en tant qu’étudiante. À ses yeux, j’incarnais une anglicité dont elle s’était fixé les traits de longue date : (plus ou moins) blonde, grande (par rapport à elle), et (selon elle) plutôt réservée. Cette anglicité était à la fois un atout et un inconvénient. Un atout parce que, de son point de vue, les deux Anglaises étaient une preuve de son statut d’écrivain de réputation internationale ; mais un inconvénient dans la mesure où nous risquions de laisser entendre qu’elle n’était pas considérée comme un écrivain à cent pour cent français. Elle était susceptible – de manière bien compréhensible, d’ailleurs – sur ce chapitre, et elle se souvenait avec amertume d’une remarque qu’avait faite Michel Butor au cours d’une conversation en disant, à propos d’un tiers, qu’il parlait français « comme moi » – et non pas, ainsi qu’on le dit plus couramment, « comme vous et moi »… La publication des Œuvres complètes représentait pour elle une sacralisation qui la faisait rentrer dans un panthéon de grands écrivains français et – chose rare dans la Pléiade – de son vivant.

Elle était également à cette date l’une des rares femmes écrivains à paraître dans la collection. Or là encore les deux Anglaises constituaient un problème : non seulement du fait de leur anglicité, mais du fait aussi de leur féminité. Le choix plus tardif de Viviane Forrester comme éditrice d’Ici ne faisait qu’aggraver le problème. Nathalie Sarraute ne s’est jamais reconnue comme une femme-écrivain, et encore moins, pour reprendre la terminologie d’aujourd’hui, comme écrivaine, auteure ou, pire encore, autrice. Pour elle, l’écriture n’a pas de sexe, pas plus que n’en a le tropisme qui constitue l’objet de sa recherche. Elle repoussait vigoureusement toute comparaison avec d’autres femmes-écrivains auxquelles on avait commencé à faire une place dans l’après-guerre. Rien ne lui répugnait plus que de se voir jugée par rapport à Marguerite Duras, Simone de Beauvoir (avec qui elle entretenait une rivalité féroce), voire Marguerite Yourcenar, dont les livres avaient très peu en commun avec les siens. Elle appartenait à une génération de femmes qui avaient dû se battre pour obtenir les mêmes droits et les mêmes privilèges que les hommes, surtout dans un paysage littéraire dominé et géré par des hommes. Afficher son appartenance au sexe féminin aurait représenté un grand pas en arrière, et appareillées de notices signées par des femmes, les Œuvres complètes risquaient de donner à penser que les publications de Nathalie Sarraute souscrivaient à une pratique d’« écriture féminine » dont elle cherchait, au contraire, à se démarquer avec l’énergie qui la caractérisait. Il n’en reste pas moins que bon nombre des critiques sarrautiens sont en effet des sarrautiennes. Elle ne cachait pas ces inquiétudes, mais c’était toujours un plaisir de lui rendre visite, à son heure préférée de 17 heures, où elle servait du whisky et offrait des cigarettes. Elle me recevait le plus souvent dans sa chambre, sur son grand lit avec son cosy corner où s’empilaient des livres. Couchée sur le côté et s’appuyant sur le coude, elle m’invitait à m’asseoir sur le lit et à enlever mes chaussures, sous prétexte que la Reine mère en faisait – en aurait fait – autant. Elle avait presque le même âge que ce personnage royal dont elle suivait les exploits dans la presse populaire, prétendant être au courant du fait que la Reine mère buvait plusieurs verres de gin par jour et aimait encore danser. Nathalie (comme elle m’invitait à l’appeler) était toujours un peu déçue par mon incapacité à lui fournir des détails supplémentaires sur ces sujets. J’avais toujours beaucoup de questions : d’où venait une certaine citation ? en quelle année avait-elle pris connaissance d’un auteur auquel elle s’était référée ? autant d’interrogations auxquelles elle était parfois incapable de répondre. Ou bien, ne se souvenant plus, elle me donnait des informations approximatives, comme ce fut le cas pour une phrase de Katherine Mansfield, « this terrible desire to establish contact », qu’elle affirmait avoir lue dans l’une des nouvelles de l’auteure néo-zélandaise. (En réalité, comme j’ai fini par le découvrir après avoir épluché toutes les nouvelles, la phrase se trouve dans le journal intime de celle-ci.) Nathalie n’avait aucune conscience du fait qu’elle possédait une édition très rare de L’Étranger de Camus dont elle cite une phrase qui ne se trouve ni dans la première édition, ni dans celles qui ont suivi. Mais dès qu’il était question de ce genre de précision, elle se mettait à me plaindre pour le travail que j’étais censée accomplir, et m’incitait à en faire le moins possible.

Elle aimait bavarder, et c’était souvent elle qui me posait des questions : non seulement au sujet de la Reine mère et de la princesse Diana (encore vivante à l’époque), mais aussi sur Oxford, et sur ma famille. Si j’étais à Paris avec mon mari, elle l’invitait à se joindre à nous pour l’apéritif, après quoi nous allions dîner ensemble dans un restaurant du coin. Ce fut très souvent « Sous l’olivier » où on mangeait très bien et où Nathalie insistait pour nous inviter. Elle aimait aussi rire, parfois aux dépens d’autres, dont une fois Maurice Blanchot, de qui mon mari est spécialiste. Elle se souvenait d’avoir reçu un texte dédicacé par Blanchot et de l’avoir lu à haute voix dans la cuisine avec sa fille Dominique en pouffant de rire. Toute contrite, elle nous pria le lendemain d’« oublier tout ce que je vous ai dit » en insistant sur la grande estime qu’elle avait pour cet auteur qui lui avait consacré deux articles extrêmement pénétrants. Depuis, ayant été convaincue par Dominique Sarraute d’entreprendre la biographie de Nathalie, il m’est arrivé de regretter de ne pas lui avoir posé plus de questions, et aussi de ne pas avoir gardé de trace écrite de nos échanges plus libres. Le travail éditorial que j’ai effectué pour les Œuvres complètes dans la Pléiade m’avait déjà fait comprendre que les origines de cette « abbesse » du nouveau roman remontaient bien plus loin que celles de ses jeunes confrères. C’est à partir de cet aperçu que j’ai entamé ma recherche pour la biographie, me plongeant dans un passé qui a servi de contexte et de creuset pour des œuvres qui m’avaient semblé entièrement contemporaines quand je les ai découvertes dans les années 1970. Elles n’ont rien perdu de cette immédiateté, mais cette dimension contextuelle leur ajoute une densité dont, malgré les réserves de Nathalie Sarraute, elles ne peuvent que profiter. Et puis, il me reste des souvenirs, et avec eux l’image de son visage rieur et le timbre de sa voix quand elle me disait : « Il est si facile de dire en quoi je ressemble aux autres, mais l’important c’est de dire en quoi je suis différente. » Un défi qui mérite toujours d’être relevé pour continuer de lui rendre justice.

Ann Jefferson

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