La Pléaide

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Mme de Staël
L'actualité de la Pléiade

Mme de Staël, De la littérature, II, 4 : « Des femmes qui cultivent les lettres » (extrait).

Avril 2017

On a dirigé l’éducation des femmes, dans tous les pays libres, selon l’esprit de la constitution qui y était établie. À Sparte, on les accoutumait aux exercices de la guerre ; à Rome, on exigeait d’elles des vertus austères et patriotiques. Si l’on voulait que le principal mobile de la république française fût l’émulation des lumières et de la philosophie, il serait très raisonnable d’encourager les femmes à cultiver leur esprit, afin que les hommes pussent s’entretenir avec elles des idées qui captiveraient leur intérêt.

Néanmoins, depuis la révolution, les hommes ont pensé qu’il était politiquement et moralement utile de réduire les femmes à la plus absurde médiocrité ; ils ne leur ont adressé qu’un misérable langage sans délicatesse comme sans esprit ; elles n’ont plus eu de motifs pour développer leur raison : les mœurs n’en sont pas devenues meilleures. En bornant l’étendue des idées, on n’a pu rendre la simplicité des premiers âges ; il en est seulement résulté que moins d’esprit a conduit à moins de délicatesse, à moins de respect pour l’estime publique, à moins de moyens de supporter la solitude. Il est arrivé ce qui s’applique à tout dans la disposition actuelle des esprits : on croit toujours que ce sont les lumières qui font le mal, et l’on veut le réparer en faisant rétrograder la raison. Le mal des lumières ne peut se corriger qu’en acquérant plus de lumières encore. Ou la morale serait une idée fausse, ou il est vrai que plus on s’éclaire, plus on s’y attache.

Si les Français pouvaient donner à leurs femmes toutes les vertus des Anglaises, leurs mœurs retirées, leur goût pour la solitude, ils feraient très bien de préférer de telles qualités à tous les dons d’un esprit éclatant ; mais ce qu’ils pourraient obtenir de leurs femmes, ce serait de ne rien lire, de ne rien savoir, de n’avoir jamais dans la conversation ni une idée intéressante, ni une expression heureuse, ni un langage relevé ; loin que cette bienheureuse ignorance les fixât dans leur intérieur, leurs enfants leur deviendraient moins chers lorsqu’elles seraient hors d’état de diriger leur éducation. Le monde leur deviendrait à la fois plus nécessaire et plus dangereux ; car on ne pourrait jamais leur parler que d’amour, et cet amour n’aurait pas même la délicatesse qui peut tenir lieu de moralité.

Plusieurs avantages d’une grande importance pour la morale et le bonheur d’un pays, se trouveraient perdus si l’on parvenait à rendre les femmes tout à fait insipides ou frivoles. Elles auraient beaucoup moins de moyens pour adoucir les passions furieuses des hommes ; elles n’auraient plus, comme autrefois, un utile ascendant sur l’opinion : ce sont elles qui l’animaient dans tout ce qui tient à l’humanité, à la générosité, à la délicatesse. Il n’y a que ces êtres en dehors des intérêts politiques et de la carrière de l’ambition, qui versent le mépris sur toutes les actions basses, signalent l’ingratitude, et savent honorer la disgrâce quand de nobles sentiments l’ont causée. S’il n’existait plus en France des femmes assez éclairées pour que leur jugement pût compter, assez nobles dans leurs manières pour inspirer un respect véritable, l’opinion de la société n’aurait plus aucun pouvoir sur les actions des
hommes.

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