La Pléaide

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Marguerite Duras
L'actualité de la Pléiade

28 septembre 1984 : Marguerite Duras à Apostrophes.

12 mai 2014

Apostrophes, ça a été d’abord inconcevable. Ce n’était pas, comme on pouvait le croire, passer en direct à la télévision avec quelqu’un que je ne connaissais pas, sans rien avoir préparé, pas un mot, pas une seule question. C’était être abandonnée, seule au monde. Quelquefois on croit qu’on y est, abandonnée, dans la vie, mais non, c’est là qu’on l’est. Et face à quelqu’un d’aussi abandonné que soi et qui a aussi peur. Et puis voici qu’il y a beaucoup de photographes et que parmi eux il y en a un qui fait rire. Il est constamment devancé par les autres, piétiné, enfoui sous leur masse, mais chaque fois il rampe et il réapparaît. Je ris. Le photographe s’en aperçoit, il accentue son jeu et j’ai une sorte de fou rire. B[ernard] P[ivot] est content de me voir rire, mais il ne rit pas. Il est très pâle. Et dans cet enchaînement, tout à coup, le compte à rebours. Et ça y est. Une digue se rompt. La mer entre. Pivot me l’avait dit ; de l’autre côté ils doivent être trois millions. Nous sommes perdus. Le bateau va couler. Mais avant, souveraine, la vérité se produit : quatre millions de spectateurs ça n’existe pas, si ça se passe c’est ailleurs qu’ici. Ici le lieu reste dépeuplé. Nous sommes seuls, Bernard Pivot et moi. En moins d’une demi-minute nous sommes délivrés de la peur. Je ne pense pas au livre que je viens défendre. Je ne pense pas à moi non plus, ni à Pivot. Je pense à ce qui va se passer pendant cet instant à venir, qui est entre nos mains et qui existera ou qui n’existera pas selon ce que nous en ferons, c’est-à-dire comment ensemble nous allons le traverser. Le livre à défendre paraît soudain sans intérêt à côté de cette gageure, la mise en œuvre de cet imprévisible futur, l’heure qui vient, qui a déjà commencé d’être et que trois millions de personnes attendent de voir.

Bernard Pivot m’a posé la première question, il m’a dit après qu’on avait un peu cherché un chemin au début de l’émission. Je me souviens parfaitement d’un sourire. On s’est souri. C’était un vrai sourire de grande sympathie. On se plaisait. La chance. On a été heureux tout à coup. Il a vu que je n’avais plus du tout peur. Et sa peur est partie. Ça a été un vrai bonheur de parler ensemble, de jouer à faire Apostrophes pour vous, les spectateurs. On est parti d’un bon pas comme de calmes champions, heureux. On a su immédiatement que ça irait jusqu’au bout. Ça a été jusqu’au bout. On avait trouvé un rapport privé, c’était gagné. Instinctivement, je dis bien, on était retourné au premier état de la relation humaine, celui de la curiosité de l’autre. Ce jour-là, Pivot a dépassé l’heure de cinq minutes paraît-il, on aurait pu parler deux heures, facile. J’ai lu depuis que le réalisateur de l’émission considérait cette émission comme la plus belle qu’il ait faite. Je vais vous dire : de là où on était de l’écran, on pouvait entendre l’écoute de l’autre côté de l’écran. On a su que ça écoutait bien, les millions. Quelqu’un a écrit, Sebag, que j’avais fait des choses différentes dans ma vie : j’avais écrit des livres, fait des fi lms, et il disait que dorénavant il fallait ajouter Apostrophes dont il faisait une œuvre à part.

Marguerite Duras.

Entretien du 13 septembre 1986 avec Jérôme Beaujour.
Texte établi par Anne Cousseau.

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