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Histoire naturelle
L'actualité de la Pléiade

Interview de Stéphane Schmitt, traducteur et éditeur de l'Histoire naturelle, de Pline l'Ancien

18 novembre 2013

A l'occasion de la parution de l'Histoire naturelle, de Pline l'Ancien, dans la Bibliothèque de la Pléiade, Stéphane Schmitt, traducteur et éditeur de ce volume, a répondu à toutes vos questions.

Chercheur au CNRS et spécialiste de l'histoire des sciences et de Buffon, Stéphane Schmitt a également été le maître d'œuvre des Œuvres de Buffon, dans la Bibliothèque de la Pléiade.

Histoire naturelle, de Pline l'Ancien

Ouvrage unique en son temps par son ampleur et son ambition, l’Histoire naturelle fut souvent considérée, peut-être hâtivement, comme la première encyclopédie. Elle a irrigué toute la pensée occidentale, et chacun peut y trouver son compte. Flaubert déclare l’avoir lue et relue «en entier» pour écrire Salammbô. Goscinny et Uderzo lui doivent l’épisode d'Astérix et Cléopâtre au cours duquel la reine se régale de perles dissoutes dans le vinaigre. L’historien des sciences accède à travers elle à la somme des savoirs antiques. Le curieux y apprend comment soigner la cataracte à l'aide de la cendre d'os de seiche, comment les pyramides ont été construites (de cela aussi Astérix se souvient) ou comment vivaient les Blemmyes, ces hommes sans visage dont la poitrine s'ornait d'une paire d'yeux et d'une bouche. L’artiste ou le poète, enfin, y découvre le mythe de la naissance du portrait : une jeune fille, amoureuse d'un jeune homme qui partait pour l'étranger, entoura d'un trait l'ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d'une lampe.
Pour tous, l’Histoire naturelle, reflet des rapports de l’homme avec la nature et avec le monde, est une inestimable source de connaissances et de rêverie sur l'esprit et l'imaginaire de la civilisation qui l'a produite. Né en 23, resté célèbre pour sa mort lors de l'éruption du Vésuve de 79 aussi bien que pour son grand œuvre, Pline «communique à ses lecteurs une certaine liberté d’esprit, une hardiesse de penser qui est le germe de la Philosophie» (Buffon). Pour pénétrer et se mouvoir dans ce monument, ici intégralement retraduit, on choisira, selon l’humeur ou les besoins, de se fier au sommaire détaillé du livre I ou d’utiliser l’ingénieux index des matières grâce auquel les innombrables sujets abordés s’offrent aisément à la curiosité.

L'interview

1) Comment se situe votre traduction de l’Histoire naturelle par rapport à d’autres plus anciennes ?

Il s’agit d’une nouvelle traduction. Bien entendu, j’ai consulté plusieurs traductions déjà existantes, c’est-à-dire, en français, essentiellement celle d’Émile Littré (complète) et celle de la collection Budé (presque complète, toujours en cours), mais aussi une traduction allemande récente et la traduction anglaise de la collection Loeb. Pour un texte aussi technique et qui pose souvent des problèmes de compréhension, il était indispensable de s’appuyer sur tous les travaux des érudits qui se sont acharnés à le comprendre phrase par phrase depuis la Renaissance. À cet égard, la traduction de Littré n’est pas mauvaise du tout : contrairement à bien des latinistes du XIXe siècle, Littré – qui était lui-même un scientifique – a cherché à rendre le sens plutôt qu’à faire de belles phrases. Certes, il prend un peu plus de libertés avec le texte qu’on ne s’en autoriserait aujourd’hui, mais cela reste raisonnable. Le principal problème de sa traduction, c’est qu’elle repose sur un état encore très imparfait du texte latin : les grands travaux de philologie, pour l’essentiel effectués par des Allemands, ont été accomplis par la suite et le texte qu’ils ont rétabli est, sur de nombreux points de détail, différent de celui dont disposait Littré (surtout pour les innombrables hapax).

La traduction Budé, quant à elle, est excellente. Elle repose sur le meilleur état existant du texte latin – c’est celui qui a été pris pour référence principale dans le volume de la Bibliothèque de la Pléiade – et elle est très fidèle à ce texte, au point qu’il m’a souvent été très difficile de m’en écarter. Je ne prétends donc certainement pas avoir fait mieux que les immenses latinistes qui y ont participé, tels Alfred Ernout ou Jacques André. Par rapport à eux, j’ai surtout essayé d’introduire plus d’homogénéité dans ma traduction, notamment pour les noms de plantes et d’animaux.

2) Comment avez-vous procédé pour traduire les mots lorsqu’il s’agit d’un hapax ? Les noms des herbes et des plantes présents dans l’ouvrage de Pline correspondent-ils au nom savant actuel des plantes ?

En général, quand un hapax désigne une plante, un animal ou une pierre, on ne sait pas avec certitude ce dont il s’agit ; toute traduction par un mot français serait donc trop spéculative, voire absurde. J’ai donc la plupart du temps laissé le mot tel quel, en indiquant éventuellement en note s’il existe une hypothèse sur l’identification. Les termes employés par Pline ne correspondent que très occasionnellement aux noms savants actuels des plantes, qui n’ont été créés qu’à partir du xviiie siècle, à la suite des travaux de Linné – qui a parfois fait appel à des termes latins utilisés par Pline, mais pas toujours, pour désigner les mêmes plantes ! Depuis lors, la nomenclature botanique a sans cesse été remaniée. Pour éviter les confusions, lorsque des noms scientifiques apparaissent dans les notes, ils sont précédés d’un astérisque ; on peut voir alors que, de temps en temps, ils correspondent au mot employé par Pline, mais c’est loin d’être la règle.

3) Comment cette nouvelle édition permet-elle de s’y retrouver et de pratiquer une lecture cursive ? Possède-t-elle un index ?

Pour se repérer, il y a d’abord la longue table des matières donnée par Pline dans le livre I. Si on la parcourt, elle donne déjà une bonne idée des thèmes traités dans chaque livre. Mais elle peut être assez déconcertante pour un lecteur moderne, car elle n’est nullement exhaustive et met parfois l’accent sur un aspect marginal du texte, tandis qu’elle peut omettre de mentionner des points traités plus longuement. C’est la raison pour laquelle une « Table des sujets abordés » a été ajoutée à la fin de cette édition. Elle est loin d’être complète, car si tel était le cas sa longueur équivaudrait pratiquement à celle d’un autre volume de la Pléiade ! Mais on a essayé de retenir tout ce que les différentes catégories de lecteurs visées, érudits, chercheurs ou simplement curieux, pouvaient avoir envie ou besoin de retrouver rapidement.

Il y a aussi un index des noms de personnes, à double usage : d’un côté, il permet au lecteur qui tombe sur un nom inconnu de savoir de qui il s’agit, mais il sert aussi à entrer dans le texte en recherchant les passages où il est question de tel ou tel personnage.

Enfin, pour éviter de répéter de nombreuses fois une même explication, un index des notes a aussi été construit : si on tombe sur un terme inconnu et qu’il n’est pas expliqué en note à cet endroit, normalement il l’est ailleurs et, grâce à cet index, on a ainsi la possibilité de savoir où.

4) Pline est-il un grand écrivain, un grand styliste ? Y a-t-il dans l’Histoire naturelle un art de la description ou bien un art du récit ?

Oui et non. D’ailleurs, les avis sur la qualité littéraire du texte de Pline ont beaucoup divergé au cours du temps : Buffon l’appréciait beaucoup pour sa vivacité et son « énergie », mais les latinistes du XXe siècle l’ont souvent considéré comme très lourd. De fait, il y a des passages réellement austères, des listes de noms (auxquelles on peut certes trouver une certaine poésie…), des explications techniques, au reste très résumées, qui peuvent rebuter le lecteur en quête de « grande littérature ». Il ne faut pas oublier, en outre, que l’Histoire naturelle est pour l’essentiel un ouvrage de compilation. Mais, d’un autre côté, on voit que Pline ne néglige pas du tout la dimension littéraire. Généralement, il soigne beaucoup les débuts des livres. Et, surtout, à l’occasion, il s’autorise quelques envolées lyriques : pour faire l’éloge de telle ou telle région (l’Italie en général, la Campanie…), pour décrire de quelle manière un fleuve tente de forcer le passage à travers une chaîne de montagnes qui lui résiste… Et il existe bien chez lui un art du récit, par exemple quand il rapporte les turpitudes de Cléopâtre ou encore l’anecdote édifiante de la femme qui, par piété filiale, nourrit sa mère au sein.

5) Quel est l’intérêt historique de l’ouvrage de Pline et en quoi est-il représentatif de la civilisation romaine ? En quoi l’Histoire naturelle peut-elle aider à une anthropologie de l’homme romain ?

L’intérêt historique se conçoit ici à deux niveaux. En premier lieu, Pline offre un grand nombre d’informations de détail sur une multitude de thèmes variés, caractéristiques de la civilisation romaine : la vie quotidienne, comme la cuisine, la santé, l’hygiène ; les sciences, les techniques, les arts et les lettres ; la géographie de l’Empire… On y trouve aussi çà et là des éléments sur l’histoire politique, qui nous aident parfois à compléter avantageusement des ouvrages plus spécifiquement historiques comme l’Histoire romaine de Tite-Live. Mais, à un niveau plus général, l’ouvrage de Pline permet également d’avoir une idée du panorama intellectuel d’un Romain cultivé vivant à la fin du Ier siècle, de comprendre ce qui est important pour lui, de quelle façon il conçoit le monde, les dieux, Rome, l’Empire, le mélange de mépris et de fascination qu’il éprouve à l’égard des Grecs et des Orientaux… Bien sûr, c’est l’ouvrage d’un homme particulier, mais c’est aussi un creuset où l’on retrouve des éléments de toute une littérature antérieure (disparue pour l’essentiel). En ce sens, c’est un témoignage plus général sur l’homme romain du Haut-Empire.

6) L’Histoire naturelle est-elle une œuvre personnelle ou bien celle d’un simple compilateur ? Pline était-il un bon observateur, quelle était sa technique de travail et quelle part ses voyages jouent-ils dans son œuvre ?

C’est une œuvre de compilation, assumée en tant que telle – Pline se vante même d’avoir consulté plus de deux mille sources –, et la plupart des données produites sont effectivement empruntées à des auteurs antérieurs. Mais, en même temps, il s’agit un ouvrage très personnel dans le sens où jamais, sans doute, avant Pline, on n’avait imaginé rassembler toutes ces informations pour un faire un tout cohérent. De plus, Pline y imprime sa marque, par son style et par la manière dont il choisit, résume et organise les données. Observateur, il l’est de temps en temps – par exemple, quand il parle de plantes ou de monuments qu’il a pu réellement contempler –, mais on ne peut pas dire que c’est sa qualité première. Certes, il a dû voir beaucoup de choses au cours de ses campagnes mais, en dehors de quelques cas ponctuels, il se repose principalement sur ses sources livresques qu’il semble avoir méthodiquement lues et exploitées (apparemment en faisant prendre des notes par un esclave, notes qui étaient ensuite classées comme des sortes de fiches). Dans ses sources, on trouve de tout mais, contrairement à ce que l’historiographie a longtemps affirmé, Pline manifeste un certain sens critique à l’égard des ouvrages qu’il consulte. Quand l’un d’eux lui paraît douteux, il le fait comprendre en utilisant le style indirect.

On sait que Pline s’est rendu en Orient, mais son trajet exact nous est inconnu. Par exemple, on a longtemps cru qu’il était allé en Égypte parce qu’un passage de l’Histoire naturelle peut le laisser croire, mais en réalité ce n’est pas sûr du tout. D’une manière générale, de nombreux éléments de sa biographie sont ignorés.

7) Y a-t-il eu, de la part de Pline, la volonté, en quelque sorte encyclopédique avant la lettre, de rassembler tout le savoir de son époque ?

Il y a bien chez Pline une recherche de l’exhaustivité, mais cette exhaustivité porte sur la nature. Or, même si la notion de nature chez Pline est bien plus vaste que pour nous, son projet laisse tout de même de côté une partie du savoir humain : tout ce qui relève de l’histoire, des institutions ou de la mythologie. En ce sens, on ne peut comparer le projet plinien avec nos encyclopédies contemporaines, qui sont plus ambitieuses de ce point de vue (mais elles sont généralement le résultat d’un travail collectif). En revanche, la volonté pour certains érudits de rassembler tout le savoir sur le monde dans l’ouvrage (voire le cerveau) d’un seul homme est restée très présente dans la culture occidentale, de la fin de l’Antiquité jusqu’au XVIIe siècle. Le nombre relativement limité de plantes, d’animaux, etc., qu’on connaissait alors pouvait en effet laisser espérer une connaissance complète de la nature. À chaque époque, on trouve donc des personnages qui ont eu cette réputation, l’un des derniers étant le jésuite Athanasius Kircher. Mais ensuite, avec l’explosion des connaissances (scientifiques, notamment), un tel objectif est devenu de plus en plus irréaliste – si tant est qu’il l’ait jamais été – et les savants ont été conscients de cette impossibilité, d’où l’essor des entreprises encyclopédiques collectives à partir du XVIIIe siècle.

8) En quoi Pline était-il un scientifique ?

L’historien des sciences est toujours très gêné quand il s’agit d’employer le mot « scientifique » pour des périodes anciennes (en fait, antérieures à 1800), car notre vision de ce qu’est la science et de la manière dont on la pratique est très récente. Certaines oppositions (science/technique, science/religion, science/philosophie…) qui paraissent naturelles de nos jours n’avaient alors tout simplement aucun sens. En ce qui concerne Pline, ce que l’on peut dire, c’est qu’il vise à une description exhaustive de la nature et qu’il tente d’organiser (de manière certes assez grossière) les objets naturels, ce qui est un point commun avec les sciences actuelles. Cependant, dans l’ensemble, il ne cherche pas à dégager les lois générales qui gouvernent le monde. Il faut dire aussi que Pline, en bon Romain qu’il est, a l’esprit pratique : il s’intéresse plus à l’utilité des choses qu’à l’explication des phénomènes.

9) Comment lire Pline aujourd’hui et quelles sont les tendances actuelles de la recherche sur lui ?

Il faut lire Pline d’abord pour le plaisir – du style ou du contenu –, ce qui relève plus de l’intemporalité que de l’actualité. Ensuite, comme on l’a vu, il faut le lire pour toutes les informations individuelles qu’il donne sur les domaines les plus divers de la civilisation romaine : si l’on s’intéresse par exemple à l’histoire des mets, de l’huile, du vin, Pline donne des détails qu’on ne trouve pas ailleurs. Comme il tend à résumer ses sources, on ne trouve pas toujours ce que l’on cherchait sous une forme aussi complète qu’on aurait voulue, mais c’est déjà mieux que rien ! À présent, les historiens tentent d’avoir une lecture globale du texte, d’en reconstituer le projet et la vision du monde qui est en arrière-plan. Comme pour toutes les grandes œuvres, il y a une multitude de manières de lire l’Histoire naturelle.

10) Quelles sont les conceptions des rapports entre l’Homme et la Nature qui ressortent de l’Histoire naturelle ? Des liens peuvent-ils être établis avec certaines préoccupations écologiques actuelles ?

Il est difficile de comparer les conceptions actuelles sur la nature et la nécessité de sa protection avec les idées de l’époque de Pline. Il n’y a pas chez lui d’opposition entre une nature exploitée par l’homme et une humanité trop gourmande. Pour lui, l’homme et ses activités font normalement partie de la nature. Ce qu’il dénonce, ce sont les dévoiements de ces activités (souvent venus de l’étranger, de Grèce et d’Orient). Ainsi, quand il déplore la surexploitation de certaines ressources (minières, végétales), c’est avant tout dans le cadre d’une critique plus générale de la recherche de la démesure, du goût du luxe. Parfois, cela peut ressembler au discours écologiste actuel, mais les fondements sont tout à fait différents.

11) Peut-on trouver dans l’Histoire naturelle des connaissances médicales encore utiles de nos jours ?

Il vaut mieux en ce domaine faire preuve de la plus extrême prudence – comme, en règle générale, quand on consulte n’importe quel traité pharmacologique ancien. Sans doute certains remèdes indiqués (notamment parmi ceux tirés des plantes) ont-ils un véritable effet bénéfique, mais les vertus supposées reposent très souvent sur des arguments extrêmement douteux du point de vue de la médecine moderne – telle la vague ressemblance entre une partie de la plante et la partie du corps qu’elle est censée guérir. Néanmoins, il ne faut pas tout rejeter : il est parfois arrivé que la chimie moderne identifie des principes actifs (antibiotiques, cicatrisants…) dans certains végétaux et vienne ainsi confirmer des effets admis par la tradition médicale ancienne. Mais ce n’est pas toujours le cas et, en tout état de cause, il convient de s’en remettre avec sagesse aux médecins, pharmaciens et herboristes d’aujourd’hui.

12) À qui était destinée l’Histoire naturelle ? De nos jours, qui peut-elle encore intéresser ?

Il est très difficile de dire à qui s’adressait l’Histoire naturelle, car on ne possède pratiquement aucun indice sur le lectorat de l’ouvrage. Apparemment, Pline visait tout Romain un peu cultivé, c’est-à-dire, pour employer des termes modernes et quelque peu anachroniques, les hautes couches de la société, peut-être aussi le haut des classes moyennes. A-t-il atteint son but ? On est malheureusement dans l’incapacité de le savoir.

Actuellement, l’ouvrage peut potentiellement intéresser tout le monde. Les chercheurs spécialistes de l’Antiquité (historiens de la civilisation, des sciences ou de l’art en général, etc.) sont évidemment les plus assidus des lecteurs de l’Histoire naturelle, soit dans sa globalité, soit sur tel ou tel point particulier. De même, pour tous les spécialistes des périodes ultérieures, jusqu’au XVIIIe siècle inclus, Pline est une source très importante puisque son œuvre est restée omniprésente durant tous ces siècles. Mais, plus généralement, toute personne intéressée par l’Antiquité ou par le patrimoine littéraire de l’humanité devrait un jour ou l’autre lire Pline, sinon in extenso, du moins en le parcourant. C’est un livre qu’on feuillette – même s’il se présentait initialement sous forme de rouleaux – et, en le feuilletant, on tombe forcément sur une anecdote, une description ou une recette susceptibles de satisfaire notre curiosité et de stimuler notre imagination.

13) Pline est-il accessible pour des collégiens ou des lycéens ? Pensez-vous qu’on puisse construire un projet d’enseignement interdisciplinaire autour de l’Histoire naturelle ?

Pour des collégiens ou des lycéens d’aujourd’hui, l’Histoire naturelle est sans aucun doute accessible, à condition bien sûr qu’ils soient bien accompagnés dans leur lecture – mais ceci est également vrai pour tout autre texte ! Bien entendu, certaines parties sont plus propices que d’autres à une lecture par un jeune public : les anecdotes sur des personnages historiques, sur les animaux… Quant à bâtir un projet d’enseignement interdisciplinaire qui fasse intervenir les sciences, l’histoire-géographie et la littérature, la réponse est presque dans la question. Les TPE ou tout dispositif de ce genre s’y prêteraient très bien. Aux disciplines citées, on pourrait ajouter, bien sûr, le latin pour les élèves qui étudient cette matière, et aussi la philosophie (au lycée), car si dans l’ensemble Pline n’est pas un penseur brillant et original, certaines de ses pages, sur Dieu par exemple, pourraient fournir bien des pistes de réflexion, spécialement dans le contexte actuel. D’une manière générale, d’ailleurs, un grand nombre d’autres textes relevant de l’histoire de sciences pourraient donner lieu à des exploitations pédagogiques du même type, à l’image de l’Histoire naturelle de Buffon, par exemple.

14) Quelle est la place de l’Histoire naturelle dans l’œuvre de Pline ?

C’est un ouvrage parmi d’autres dans son œuvre, mais c’est surtout le seul à nous être parvenu. D’après Pline le Jeune, on sait que son oncle avait aussi écrit d’autres ouvrages, sur des thèmes très divers : des livres historiques et biographiques, sur le lancer du javelot, etc.

15) En quoi l’Histoire naturelle nous renseigne-t-elle sur les autres ouvrages perdus de Pline ?

Malheureusement, Pline en dit assez peu sur ses ouvrages antérieurs (connus essentiellement par la liste dressée par son neveu). Il fait quelques allusions très brèves, par exemple quand il dit qu’il a écrit une suite à l’Histoire d’Aufidius Bassus, mais c’est à peu près tout.

16) L’Histoire naturelle est-elle une œuvre achevée ? Le nombre de ses livres provient-il de Pline lui-même ?

C’est clairement une œuvre achevée, au sens où Pline a traité de tout ce qu’il a voulu traiter. Ce qu’on ne peut exclure, en revanche, c’est qu’il ait présenté son texte un peu rapidement à Titus avec l’intention de le retoucher par la suite, ce qu’il n’aurait pu faire étant donné sa mort brutale. Mais ce n’est là que pure conjecture. Le nombre total de trente-six livres (si l’on ne compte pas le premier) ne semble pas receler un sens symbolique fort, même si les multiples de douze étaient bien vus des écrivains antiques. Ce qui est sûr, c’est que les contraintes pratiques – un livre devait tenir sur un rouleau – ont joué tout autant que les aspects symboliques.

17) Quelle est la part du minéral, du végétal et de l’animal dans l’ouvrage de Pline ?

Pline, après avoir traité du monde en général, c’est-à-dire des questions astronomiques, géologiques et géographiques, adopte le plan suivant pour présenter les différentes productions naturelles : il part de l’homme (livre VII), puis il consacre quatre livres (VIII-XI) aux animaux, huit aux plantes (XII-XIX), huit aux remèdes tirés des plantes (XX-XXVII), cinq aux remèdes tirés des animaux (XXVIII-XXXII) et cinq (XXXIII-XXXVII) aux substances minérales et à leurs utilisations. Il y a donc globalement un mouvement qui part de l’homme pour aller vers des créatures de plus en plus éloignées de lui (animaux, puis végétaux, puis minéraux), mais ce mouvement est perturbé par la longue partie sur les remèdes, où Pline revient en arrière (des plantes aux animaux). Et cela, sans parler des nombreuses et longues digressions qu’on peut trouver dans chaque livre.

18) Quelle hiérarchie des savoirs ressort de l’ouvrage de Pline ?

Les domaines de la connaissance traités correspondent à tout ce qui est peu ou prou en rapport avec la nature au sens plinien du terme. Cela inclut la totalité de ce que nous appelons les sciences naturelles (botanique, zoologie, minéralogie, géologie, etc.), auxquelles s’ajoute, l’astronomie, puisque Pline s’intéresse à l’univers dans son ensemble. À cela, il faut encore ajouter tout ce qui concerne l’homme (ses qualités physiques et morales, ses variétés…) et ses rapports avec la nature et les productions naturelles ; cela inclut donc toutes les utilisations des animaux, des végétaux et des minéraux dans la pharmacopée, l’alimentation, les arts, etc. En revanche, sont hors sujet des domaines tels que la mythologie ou l’histoire proprement dite, sauf quand une anecdote historique se rattache d’une manière ou d’une autre aux thèmes précédents (prévision d’une éclipse avant une bataille, perles dissoutes dans du vinaigre par Cléopâtre…).

19) En quoi ce livre montre-t-il les limites de la science romaine ?

Il est difficile de répondre à cette question sans tomber dans l’anachronisme, car la « science » romaine répondait aux exigences de son époque et n’était, à cet égard, pas plus limitée qu’aucune autre. Ce que l’on peut dire tout de même, c’est que si l’on compare la situation à l’époque de Pline avec l’état de la science quelques siècles plus tôt, à Athènes ou à Alexandrie notamment, on voit que quelque chose s’est perdu dans l’intervalle : c’est ce que l’on a coutume de désigner comme la « décadence » de la science antique, parfois imputée à l’essor du christianisme mais qui a en fait débuté plus tôt. Pour résumer, la quête d’explications rationnelles des phénomènes naturels, qui caractérisait les philosophes présocratiques, Aristote, les médecins alexandrins, etc., semble avoir disparu au profit d’une science plus descriptive, plus encyclopédique, plus utilitaire. La nature compilatoire du projet de Pline montre bien qu’on se trouve alors dans une ère de bilan plutôt que dans une époque de nouvelles recherches.

20) L’Histoire naturelle n’est-elle pas finalement qu’une collection de mirabilia, de « merveilles » ?

Il existait à l’époque de Pline des recueils de mirabilia, et il en a d’ailleurs consulté, mais son projet se distingue nettement de cette tradition. Il dit d’ailleurs explicitement qu’il traite avant tout de la nature et non des phénomènes merveilleux. Si ces derniers sont évoqués à l’occasion, c’est pour plusieurs raisons : sans doute (même si Pline ne le dit pas) pour divertir le lecteur, mais aussi et surtout parce que, du moment où ces anecdotes figurent dans la littérature, Pline, qui vise à l’exhaustivité, estime nécessaire d’en faire état. Mais il prend généralement ses distances à l’égard de ces prodiges. Une autre fonction possible de cette utilisation, que certains historiens ont évoquée, ce serait de se servir de ces faits merveilleux comme des bornes cognitives permettant de délimiter un savoir quant à lui plus certain.

21) Est-ce que l’ouvrage de Pline ne parle que de plantes, de roches et d’animaux ?

Le sujet de Pline est beaucoup plus large que les plantes, les animaux et les roches, puisque c’est la nature et, qui plus est, une nature qui, contrairement à la notion que nous en avons, ne s’oppose pas à la culture mais au contraire l’englobe. Il parle donc du monde dans son ensemble et des phénomènes physiques, de la géographie, de l’homme et de toutes ses caractéristiques physiques et morales. Même quand il est question des objets « naturels » au sens strict, il considère comme indispensable de parler de tout ce qui rattache ces objets à des activités humaines : les emplois culinaires et médicinaux des plantes et des animaux, les usages des métaux et des autres produits minéraux dans les arts et l’architecture, etc. En fait, il n’y a pas d’opposition chez lui entre, d’une part, un discours purement descriptif sur les productions naturelles et, d’autre part, des exemples et des anecdotes : tout cela fait partie d’un même savoir unitaire sur la nature. Nous avons du mal à percevoir cela, car nous projetons malgré nous des catégories propres à notre époque sur celle de Pline, qui les ignorait.

22) Avec sa mort, survenue lors de l’éruption du Vésuve, Pline est-il un martyr de la science ?

C’est en tout cas ainsi qu’il a été perçu par la suite, et c’était là une belle image d’Épinal qu’on a pu brandir à toutes les époques. Dans les faits, il a été victime de son devoir de fonctionnaire, car c’est avant tout en tant qu’organisateur des secours qu’il a été amené à s’exposer au danger.

23) Quelle est la place de Pline dans l’histoire des idées et comment son ouvrage a-t-il été transmis ?

La postérité de Pline est considérable, de la fin de l’Antiquité jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Durant toute cette période, il n’a connu qu’une éclipse relative entre le milieu du XVIIe siècle et le milieu du XVIIIe. Le caractère à la fois exhaustif et concis de l’Histoire naturelle a sans doute joué en faveur de la préservation de l’ouvrage. En outre, l’œuvre se prêtait aisément à des lectures partielles (sur les remèdes, sur l’astronomie…). Le livre a donc été beaucoup copié, entièrement ou partiellement, jusqu’au XVe siècle, puis a fait ensuite l’objet de nombreuses éditions. Tout au long de l’histoire, il a servi de source inépuisable de faits et d’anecdotes dans les domaines les plus variés, et à ce titre il a été sans cesse cité. L’Histoire naturelle a aussi pu revêtir des fonctions plus inattendues : ainsi, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, elle est apparue comme un modèle d’encyclopédie d’histoire naturelle à un moment où, précisément, l’histoire naturelle et l’encyclopédisme prenaient une importance nouvelle dans la culture occidentale.

24) Quels écrivains ont utilisé Pline ?

À peu près tous ceux qui, dans le monde occidental, ont traité d’une manière ou d’une autre de la nature, depuis l’époque de Pline jusqu’au début du XIXe siècle. Cela va d’Aulu-Gelle (au IIe siècle) à Buffon, voire à Cuvier, en passant par la totalité des encyclopédistes du Moyen Âge et de la Renaissance.

25) Sur quels sujets l’ouvrage de Pline est-il irremplaçable ?

La liste serait très longue. En premier lieu, sur tout ce qui touche aux connaissances scientifiques et technologiques des Romains : médecine, agronomie, métallurgie… Ensuite, sur les arts à Rome : la description historique qu’il donne des sculptures et des peintures est inestimable pour les historiens spécialistes de ces domaines. Sur toutes les caractéristiques de la vie quotidienne : l’usage des matelas, des parfums… Et, indirectement, sur une multitude d’aspects ponctuels : sur la secte des Esséniens, l’organisation administrative des provinces romaines…

26) Quels liens entretenait Pline avec Néron, puis avec les Flaviens ? Trouve-t-on des traces de l’idéologie impériale romaine dans l’Histoire naturelle ?

Avec Néron, apparemment Pline n’a pas entretenu de rapports particuliers ; il semble s’être consacré à l’écriture durant ce règne. En revanche, il était très proche des Flaviens, particulièrement de Titus, qu’il a accompagné dans sa campagne d’Orient. Il se prévaut d’ailleurs dans sa préface d’une certaine familiarité (sans doute très relative) avec l’empereur, héritage de la fraternité des camps. En tout cas, il fait partie des soutiens les plus actifs de la nouvelle dynastie, et c’est d’ailleurs là que réside l’une des clefs de lecture de l’Histoire naturelle : dans son ouvrage, Pline rend non seulement hommage à plusieurs reprises au règne apaisant et bénéfique de Vespasien, mais il développe des thèmes que cet empereur cherche précisément à promouvoir : gloire de Rome (seconde lumière de l’humanité après le soleil…), bienfaits de la paix romaine, nécessité de revenir aux valeurs romaines traditionnelles après les dévoiements des temps néroniens…

27) Avec les notions récurrentes d’âge d’or et de décadence, en quoi l’Histoire naturelle est-il un ouvrage moral ? Il semble se dégager du livre une vision pessimiste de l’Homme et du monde : s’agit-il d’une œuvre nostalgique ?

Il existe dans l’Histoire naturelle une dimension morale qui se rattache à sa fonction politique : Pline souhaite promouvoir un retour aux valeurs romaines traditionnelles de sobriété et de tempérance, à l’encontre du luxe et de toutes les sophistications – venant surtout de Grèce et d’Orient – qui se sont répandus depuis la fin de la République. En cela, il rejoint le discours politique de la nouvelle dynastie flavienne, et il est difficile de savoir si cela est juste une posture ou si Pline adhère véritablement lui-même à ce genre d’idées. En revanche, son pessimisme à l’égard de la condition humaine semble bien être un trait personnel, profondément ancré en lui : quand il décrit la misère de l’être humain qui vient de naître, l’impossibilité d’être vraiment heureux (puisque, dans le meilleur des cas, on a toujours la crainte de voir ce bonheur cesser !) et quand il dit que la mort est le plus précieux des biens de l’homme, il est peu probable que ce soit là simple rhétorique.

28) Quelles sont les conceptions philosophiques ou religieuses sous-jacentes à l’ouvrage de Pline ?

Pline lui-même n’est pas un penseur très original, mais on décèle effectivement chez lui des traces des courants de son époque, en premier lieu du stoïcisme. Il est très sceptique à l’égard des aspects les plus naïfs de la mythologie et il tend plutôt à considérer une divinité unique, qui se confond plus ou moins avec la Nature. Celle-ci (ou ses différentes composantes, notamment la Terre) est toujours présentée comme une mère ou une nourrice bienfaisante. En ce sens, Pline adopte une vision panthéiste du monde. Mais il existe aussi chez lui, ce qui n’est pas antinomique, une vision profondément humaniste : lorsqu’il écrit, après avoir ridiculisé la mythologie traditionnelle et ses dérives anthropomorphiques, que « Dieu est, pour un mortel, le fait d’aider un mortel, et c’est là la voie vers la gloire éternelle », ce n’est pas seulement un moyen de flatter Vespasien, à qui est destinée cette remarque, c’est aussi, je crois, un cri du cœur.

29) L’Histoire naturelle est-elle une source d’informations concernant la mythologie antique ?

Hormis quelques points de détail sur les sacrifices, les divinités vénérées à tel ou tel endroit, la mythologie n’est pratiquement pas traitée par Pline. Sa vision de la nature est large, mais elle n’inclut pas les aventures des différents dieux et déesses, auxquels il ne croit d’ailleurs pas.

30) Peut-on considérer que l’Histoire naturelle est une encyclopédie ?

Tout dépend de ce que l’on entend par « encyclopédie ». Au sens le plus large, il est certain que l’ouvrage de Pline revêt un caractère encyclopédique par plusieurs aspects : recherche de l’exhaustivité, classement raisonné des connaissances, compilation de la littérature antérieure plutôt que présentation de données nouvelles, existence d’une table permettant une consultation ponctuelle plutôt qu’une lecture suivie, etc. Mais si l’on prend le terme « encyclopédie » dans un sens plus strict, c’est-à-dire un genre didactique né au XVIIIe siècle (l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en étant le prototype), dès lors la comparaison avec Pline devient anachronique. En tout cas, de quelque manière qu’on la nomme, l’Histoire naturelle est un ouvrage sans autre exemple équivalent dans l’Antiquité par son ambition et sa recherche d’exhaustivité. Tous les auteurs qui ont écrit sur la nature ont consacré leurs traités à une catégorie donnée de créatures ou de phénomènes, et ils n’ont pas eu pour ambition de décrire la totalité de l’univers. À cet égard, Pline se démarque totalement de ses contemporains et de ses prédécesseurs. Autrefois, les philologues pensaient que Celse ou Varron, dont on n’a conservé les ouvrages que sous une forme fragmentaire, avaient pu lui servir de modèle, mais actuellement on doute fort que ces auteurs aient vraiment construit des monuments aussi complets que celui de Pline.

31) Existe-t-il des liens entre l’Histoire naturelle et l’œuvre de Lucrèce ?

Pline semble avoir connu l’œuvre de Lucrèce, puisqu’il le cite parmi les sources du livre X. Mais c’est la seule mention de l’auteur du De rerum natura dans l’Histoire naturelle et, d’une manière générale, le projet de Pline n’a pas beaucoup de rapport avec celui de Lucrèce, qui propose avant tout un système philosophique – celui d’Épicure – et veut donc expliquer la nature dans ce cadre, sans pour autant passer en revue toutes les créatures. À l’inverse, Pline cherche à être exhaustif mais ne prétend pas offrir une explication (encore moins épicurienne) du monde.

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