La Pléaide

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Lamiel 2
Les coulisses de la Pléiade

Lamiel dans tous ses états

La lettre de la Pléiade n° 53
26 février 2014

On connaît mieux Lucien Leuwen depuis sa dernière édition au sein du tome II des Œuvres romanesques complètes de Stendhal (voir la Lettre de la Pléiade n° 29), mais connaît-on Lamiel, l’autre grand roman inachevé de cet écrivain ? Serge Linkès, qui a édité l’ouvrage dans une perspective nouvelle, fait le point sur la question.

Lamiel est aujourd’hui l’une des œuvres de Stendhal les plus controversées, mais aussi la plus ouverte. L’auteur nous a laissé son manuscrit en l’état ; il meurt quelque temps après une séance de travail avec son copiste favori, Bonavie, un ancien soldat des Indes à qui il avait dicté La Chartreuse de Parme quelques années plus tôt. Les éditions posthumes, quant à elles, nous ont fourni des textes souvent différents et parfois très éloignés de la réalité du manuscrit.

Pour bien commencer, il convient de lire Lamiel non comme une œuvre à proprement parler, mais comme une « œuvre en devenir », un chantier romanesque dans lequel cohabitent différents projets. Dans ce roman à l’issue incertaine, aux versions multiples et contradictoires, aux revirements improbables, et où ce qui est essentiel n’apparaît qu’en filigrane, Lamiel, l’héroïne, semble bien être la seule constante. Le lecteur est confronté à de nombreux projets concurrents, comme l’adaptation romanesque d’une comédie ratée intitulée Letellier à travers les aventures du personnage ridicule de Sansfin, ou celui, plus politique, des Français du King Philippe.

L’un des grands intérêts de ce roman sibyllin, c’est qu’il exhibe ce qui a toujours été caché aux yeux des happy few : le dispositif de la création romanesque chez Stendhal. Contrairement à certains de ses contemporains, celui-ci se souciait peu des manuscrits des œuvres qu’il avait publiées. Ses procédés de composition restent donc mal connus, et l’on est réduit à seulement deviner chez lui ce que chez d’autres on peut vérifier. Mais avec Lamiel et son inachèvement, on possède une source inépuisable d’informations sur les processus de la création stendhalienne. Si l’examen d’un dossier de genèse littéraire ne peut sans doute expliquer à lui seul l’« art de composer les romans », comme l’appelait Stendhal, il fournit certains indices susceptibles de nous aider à progresser dans la compréhension des œuvres éditées de son vivant.

Force est néanmoins de constater que, en raison de l’inachèvement, la connaissance que l’on peut avoir de ce roman est toujours tributaire de l’édition que l’on consulte, et finalement des choix de l’éditeur : il semble bien y avoir autant de Lamiel qu’il y a d’éditions. Éditer Lamiel comporte donc certains risques, et il suffit de lire les préfaces des éditeurs successifs pour s’en convaincre. Chacun paraît condamné à critiquer l’édition précédente, à dresser la liste des erreurs commises dans le déchiffrement du texte et le classement des versions, etc. Pouvait-il en être autrement ? Lamiel est avant tout un brouillon stoppé à un stade plus ou moins avancé ; Stendhal nous l’a légué le 23 mars 1842 — le jour de sa mort — en oubliant de dire ce qu’il voulait en faire.

Mais l’inachèvement n’est pas le seul problème. La multiplicité des écritures parfois illisibles, celle des supports et des lieux de rédaction, la datation aléatoire et souvent trompeuse des différents ensembles et fragments, l’enchaînement des versions sont autant d’éléments qui font de ce manuscrit une énigme. Ce n’est malheureusement pas le classement des brouillons au sein des quatre volumes conservés à la Bibliothèque municipale de Grenoble qui vient en aide à celui qui entreprend d’éditer fidèlement cet ultime roman : le principe de répartition des feuillets au sein de chaque volume a parfois suivi des voies bien étonnantes, comme par exemple dans le volume R. 298 où les différents éléments furent classés en fonction de la place qu’ils auraient dû avoir dans une édition nouvelle d’Henri Martineau, qui ne parut jamais !

Que sait-on exactement de l’élaboration de cette œuvre protéiforme qui occupa les trois dernières années de la vie de Stendhal ? Si les éditeurs qui en ont publié le texte se sont attachés à décrypter scrupuleusement l’écriture de l’auteur, aucun ne s’est véritablement interrogé jusqu’ici sur les problèmes que pose le manuscrit lui-même. Pour qu’une œuvre aussi peu avancée (le degré d’élaboration de ce brouillon se situe à peine au tiers de celui de Lucien Leuwen) livre ses secrets au lecteur et le renseigne utilement sur « l’écriture stendhalienne », il est nécessaire de prendre en considération l’ensemble des indices disponibles. Car un manuscrit contient bien plus que ce qui est inscrit sur ses pages ; c’est aussi un ensemble
d’éléments matériels qui conserve les traces de son histoire.

Cette nouvelle approche des brouillons, qui interroge le texte et son histoire tout en s’appuyant sur une analyse des aspects matériels du manuscrit (papiers, écritures, découpages, collages…), nous a permis de dévoiler des aspects inédits de la dernière œuvre de Stendhal. Le principal intérêt de cette analyse fut d’établir un état fiable du texte. L’autre enjeu de cet examen était de mettre au jour les versions successives afin de mieux cerner le projet initial de Stendhal, mais aussi ses évolutions (pour ne pas dire ses multiplications) au fil du temps. Il s’agissait en somme de retracer, malgré l’inachèvement, une genèse aussi précise que possible.

La question peut se poser en des termes simples : existe-t-il un texte de Lamiel ? Si l’on considère que le « texte » correspond à la publication imprimée qui fait passer l’écrit de la sphère privée à la sphère publique, le texte de Lamiel existe, mais n’existe pas. Il n’existe pas, car, on le sait, Stendhal n’a jamais publié une œuvre intitulée Lamiel ; mais il existe, comme le prouve la facilité à se procurer un livre portant ce titre et attribué à cet auteur. Ce paradoxe est d’autant plus important qu’il conditionne la vision critique de l’oeuvre, puisque, dans le cas de Lamiel, le texte édité finit toujours par être plus ou moins confondu avec son dossier de genèse.

Depuis 1889, date de la première édition du roman par Casimir Stryienski, ce phénomène a fait naître une sorte de tradition éditoriale qui veut que Lamiel ne sorte jamais indemne d’une nouvelle publication. Cette première édition et celles, plus rigoureuses, d’Henri Martineau proposèrent un artefact éditorial mêlant des versions d’époques différentes : à celle de la dictée de janvier 1840 corrigée plusieurs fois mais abandonnée par Stendhal, ces éditeurs ajoutèrent une version autographe écrite de novembre à décembre 1839 et que l’auteur n’avait pas même revue. Évidemment, la différence de niveau d’élaboration est flagrante et le « raccord » entre les deux versions, maladroit. Même s’ils décidèrent d’en corriger les défauts les plus visibles, d’y découper des chapitres, etc., le texte obtenu ne servait pas Stendhal. On restait perplexe à la lecture de cet ultime roman, au point de s’interroger sur la santé mentale de son auteur !

L’édition de V. Del Litto au Cercle du Bibliophile inaugura la voie d’un nouveau discours critique en postulant l’existence de deux textes distincts. Lamiel s’est alors scindé en un « Lamiel I », la version du roman que l’on supposait écrite entre le 1er octobre et le 3 décembre 1839, et un « Lamiel II », la version écrite entre le 3 janvier et le 23 novembre 1840 (et qui, quoique assez volumineuse, ne dépassait guère les premiers chapitres). Cette idée s’est largement répandue chez les stendhaliens, qui ajoutèrent même à ce dispositif un « Lamiel III » recueillant les derniers ajouts et remaniements, datés de 1841 et 1842. Ainsi est apparue une nouvelle théorie du texte de Lamiel.

Cette théorie a souvent pesé sur l’idée que l’on se faisait du manuscrit. C’est, en particulier, ce qui se produisit avec l’édition de V. Del Litto, qui a été confondue avec « le texte de Lamiel », voire avec le manuscrit lui-même, alors qu’elle ne procurait pas un texte « final », et encore moins « définitif » (et pour cause), mais un état préparatoire, ce que l’on appelle un « avant-texte ». Les éditions les plus récentes décidèrent de revenir aux principes des éditions de Martineau — c’est-à-dire à un artefact mêlant des versions d’époques différentes — et ajoutèrent à ce monstre éditorial génétiquement modifié un dossier ou un journal contenant l’ensemble des fragments restants, classés selon la chronologie convenue.

La confrontation de ces éditions avec le manuscrit souligne l’absence de toute analyse matérielle qui aurait permis de remettre en cause l’idée fausse que l’on se faisait alors de la chronologie de la rédaction, et de mettre fi n à la croyance, peu appropriée à l’écriture stendhalienne, que le manuscrit autographe précède forcément celui du copiste. Car les deux premiers chapitres dictés par Stendhal à son copiste Bonavie en mai 1839 (on découvrira ce texte inédit dans la Pléiade) sont en fait un premier jet et non pas, comme on l’a cru et écrit, une version postérieure au texte autographe. Ce dernier a été rédigé en octobre 1839, plusieurs mois après la copie dictée…

Précisons toutefois que ces dernières remarques n’entament en rien la rigueur des différents travaux éditoriaux qui nous ont précédés, les erreurs que l’on souligne ici étant liées à l’absence d’outils théoriques et critiques qui faisaient encore défaut à l’époque et manquèrent à tous ceux qui, de près ou de loin, se confrontèrent à l’univers du manuscrit inachevé.

Reconnaissons aussi que la forme de l’édition critique n’est pas la plus adaptée au cas de l’inachevé : le manuscrit s’y sent vite à l’étroit. Des problèmes se posent non seulement pour les différentes versions du texte — parfois trop peu élaborées pour être éditées telles quelles —, mais également pour les fragments et notes qui parsèment les brouillons et qui semblent ne jamais être à leur place, quelle que soit la disposition adoptée. Comment mettre à plat un objet que l’on ne peut comprendre qu’à travers toutes ses dimensions, son relief, ses réseaux de correspondances ? Ce second paradoxe résume toute la difficulté de l’édition scientifique d’un texte inachevé. Le véritable but d’une telle édition est moins de permettre au lecteur d’appréhender l’œuvre elle-même — ce ne serait qu’une chimère, il est temps d’y renoncer — que les phases invisibles de l’élaboration de cette œuvre.

Dans cette édition, nous nous sommes donc efforcé de montrer qu’il n’existait pas « un texte » de Lamiel, mais plutôt un ensemble de projets que Stendhal a laissés sous ce titre. Nous avons tenté de rendre ce brouillon lisible et intelligible en distinguant les étapes de sa genèse, ce principe nous ayant semblé le seul apte à présenter ce laboratoire de l’invention stendhalienne. Il était évidemment nécessaire d’accompagner l’ensemble d’un appareil critique qui permette aux lecteurs de retrouver les principaux réseaux de communication existant dans le manuscrit. Toutefois, il aurait été impossible de signaler tous les repentirs, toutes les interventions de l’auteur, sans réduire de façon considérable la lisibilité du texte lui-même. Il nous a donc fallu sacrifier un grand nombre de modifications et de corrections — parfois cinq ou six pour un même mot ou une même phrase — dont la prolifération mettait en péril le projet éditorial lui-même.

Mais l’essentiel est là. On comprendra pourquoi Stendhal peut être considéré comme le modèle de l’écrivain à processus, autrement dit un « anti-Flaubert », qui ne programme pas (ou si peu) son écriture, mais laisse aller son inspiration en espérant que la page qu’il vient d’achever lui donnera l’idée de la suivante. Le lecteur pourra suivre l’errance de Stendhal au sein même de sa démarche créative : un auteur qui semble laisser aller sa plume (ou celle de son copiste) en suivant les pistes qui se présentent à son esprit. On le verra, il fait souvent fausse route, rebrousse chemin ou tente de prendre des raccourcis. Souvent aussi il persiste dans ses erreurs, se perd et parfois s’arrête.

L’organisation des textes que l’on découvrira dans cette nouvelle édition s’abstient de toute hiérarchisation des versions ou des projets pour laisser au lecteur le soin d’en disposer à sa guise. Cependant, le travail sur Lamiel enseignant l’humilité, on rappellera que cette proposition n’est que le résultat d’une hypothèse de lecture, hypothèse qu’il faudra un jour peut-être corriger.

Serge Linkès.

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