La Pléaide

Les coulisses de la Pléiade

L'ami de saint Augustin

La lettre de la Pléiade n° 11
janvier-février-mars 2002

Lucien Jerphagnon raconte l'histoire de sa passion pour saint Augustin. Découvrez la majeure partie de ce texte-confession.

Lucien Jerphagnon, qui a dirigé, le crayon à la main, l'édition des œuvres de saint Augustin dans la Pléiade, se définit lui-même comme un « Gallo-Romain hellénisé ». Ce philosophe doublé d'un historien de la pensée antique est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages (dont un roman, Caïus. Le dernier verdict, rêverie fascinée sur la persécution des chrétiens au IIIe siècle), et il y a de bonnes chances pour que vous ayez déjà croisé sa route — du moins l'une de ses routes. Invité par Bernard Pivot à Bouillon de culture pour parler des Confessions d'Augustin, il évoque le dernier film d'Isabelle Huppert sans se départir de l'aisance avec laquelle il explique en d'autres lieux le dogme de la sainte Trinité. Prié, à l'occasion de la sortie du film Gladiator, de collaborer à un dossier sur les gladiateurs romains, il convoque Juvénal, Prudence, Horace, Sénèque, Cicéron, Artémidore, Tertullien, Minucius Felix et Jean Chrysostome, et concocte avec leur complicité un article aussi vivant que documenté (connaissez-vous le prix d'un lion de deuxième qualité au IIIe siècle ? 125 000 deniers !) sur les sentiments des intellectuels à l'égard des jeux du cirque. Nous reproduisons ci-dessous la majeure partie de ce texte-confession. Il permet de cerner d'un peu plus près la personnalité de l'éditeur et ami d'Augustin, Lucien Jerphagnon, à qui, au moment où paraît le troisième et dernier volume de la série, la Pléiade tient à rendre le plus chaleureux des hommages.

« Ma passion pour saint Augustin ? C'est une longue histoire. En fait, elle s'enracine dans l'enfance. La sixième, au lycée, rappelez-vous le programme : "L'Orient, la Grèce, Rome". Mais voilà qu'en regardant sur le bouquin les ruines du Parthénon, du Colisée, de Timgad, j'ai su soudain que je faisais partie de ces temps-là, mon éternel présent. Bon, me direz-vous, mais saint Augustin ? Eh bien ! il a d'abord été pour moi quelqu'un de ces temps bien-aimés, avec Périclès, Jules César, Néron. Quand on a onze ans, on ne fait pas dans le détail. Et puis, jeune chrétien, j'en entendais parler. Le cliché classique : un garçon pas très comme il faut, noceur même, et qui tout d'un coup s'était converti et, dans la foulée, était devenu un saint. Très bien. À cet âge-là, on aime les choses claires. Jusqu'au jour où...

En fait, c'est en 1945 que j'ai vraiment rencontré Augustin. Voyez : spontanément, je me mets à en parler comme d'un camarade ! Je rentrais d'un séjour qui n'avait rien de touristique en Allemagne, libéré par les Anglais, et je pouvais reprendre mes études. Par curiosité, j'ai voulu lire un peu de saint Augustin, comme ça, histoire de voir : Les Confessions, bien sûr, puis quelques écrits de jeunesse (je manquais de méthode !), La Cité de Dieu aussi, que je dévorais. Et voilà qu'au fil des pages, ma vision s'étoffait, changeait du tout au tout. C'était assez différent de ce qu'on m'avait raconté ! Aussi voulais-je en savoir plus. Alors, avec l'impudence de la jeunesse, je me lançais à corps perdu dans la vénérable édition Vivès. Il y en avait, si je me souviens bien, trente-deux volumes in quarto... J'étais piégé : je n'aurais de cesse que je n'aie pratiquement tout lu. J'ai gardé de ces lectures décousues, et pas toujours drôles, un souvenir enchanté par le soleil de nos jeunesses, celle d'Augustin, la mienne.

Car je découvrais la vraie vie d'un jeune homme d'Afrique romaine, surdoué, petit boursier ambitieux, un rien arriviste. Au fond, c'était là son vrai péché de jeunesse, au cher garçon, et non pas, comme on l'a dit, les filles, la noce, etc. Que non : dès dix-huit ans, il était en ménage avec une jeune femme dont il ne nous dit rien, sinon qu'il l'aimait, et qu'elle lui donna un fils un an plus tard. Et puis, comme moi, il raffolait des poètes latins, lisait Cicéron, dévorait les auteurs. Tout cela me l'avait rendu sympathique a priori. Et ce n'était pas tout : je découvrais qu'au cours de sa longue errance religieuse — neuf ans dans une secte ! — il avait lu, en traduction, les philosophes grecs que j'aimais tant, Platon, Aristote, les stoïciens, mais surtout Plotin et Porphyre, mes préférés, dont il était amoureux ! Le monde est petit, le temps aussi : à quinze siècles près — peu de chose ! —, nous avions fait la même expérience ! Cela crée des liens. De plus, et ce n'était pas à négliger pour un futur spécialiste du monde romain, Augustin me renseignait sur une infinité de choses. Avec lui, je me plongeais dans l'ambiance intellectuelle, morale, religieuse, de ces temps terribles qu'il vivait, d'ailleurs sans trop s'en rendre compte : une génération après lui et c'en serait fini de l'Empire romain d'Occident. Je ne m'en suis jamais remis... [...]

Aujourd'hui encore, Augustin est toujours des nôtres, et beaucoup s'enchantent d'y trouver le récit d'expériences intimes jusque-là inconnues d'eux. J'ai lu sur lui toute une bibliothèque, et pourtant je me surprends à guetter le dernier volume ou le dernier article de Mandouze, de Madec ou de Lancel, pour ne citer que les grands spécialistes d'aujourd'hui. On a toujours à apprendre grâce à ce qu'un collègue a découvert de neuf. Et puis, tous vous le diront, Augustin est inépuisable. Déjà divulgué de son vivant, il a été diffusé partout en Occident, demeurant, avec la Bible et les Évangiles, le seul repère, ou à peu près, dans un monde submergé par les jeunes populations venues du Nord et de l'Est, ceux que nous appelons les Barbares. Le plus drôle étant que les Barbares, une fois christianisés, se sont mis eux-mêmes à saint Augustin...

Les jeunes générations de notre époque ne le boudent pas non plus. La première fois que j'en ai présenté quelques textes aux étudiants de propédeutique, c'était en 1962. Jeune chargé de cours à la Sorbonne, bourré de Descartes, de Kant, de Sartre, etc., j'avais un peu peur de les voir s'endormir. Eh bien, pas du tout ! C'est moi qui me trouvais tout bête de l'avoir pensé. Depuis, j'ai souvent dévissé et démonté sous les yeux de mes étudiants tel ou tel chapitre des Confessions, de La Cité de Dieu ou des traités philosophiques du jeune Augustin, encore tout secoué par son aventure (un haut fonctionnaire qui démissionne pour entrer en religion, vous en connaissez beaucoup ?). Toujours, les oraux m'ont prouvé qu'Augustin était encore parmi nous. Il m'aura accompagné une grande partie de ma vie. Aussi, quand Gallimard m'a proposé de diriger l'édition des œuvres de saint Augustin dans la Pléiade, j'ai accepté. Avec crainte et tremblement : trois volumes, quelque chose comme quatre mille cinq cents pages, un vrai Golgotha... Mais aussi avec au coeur la joie de retrouver mon vieil et illustre ami de jeunesse, mon ami de toujours, Aurelius Augustinus, et de le présenter aux lecteurs du troisième millénaire. Cela ne lui aurait pas déplu. »

Lucien Jerphagnon