La Pléaide

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Les coulisses de la Pléiade

Être ou ne pas être complet ?

La lettre de la Pléiade n° 26
octobre-novembre 2006

Telle est la question. La Lettre de la Pléiade se devait de l’aborder un jour (au risque de la survoler, tant elle est complexe) : le problème de la complétude, ou de l’incomplétude, des éditions que publie la collection est en effet fréquemment soulevé par ses lecteurs, et toujours examiné par ses responsables au moment où ils conçoivent leurs projets.

Les Œuvres complètes sont minoritaires au catalogue de la Pléiade. Celui-ci propose plus souvent des Œuvres (choisies), une oeuvre ou un cycle (La Comédie humaine, Mémoires d’Outre-Tombe, À la recherche du temps perdu, La Règle du jeu), ou encore un corpus générique (romans, poésie, théâtre) qui peut être ou ne pas être complet : les Œuvres romanesques et, bientôt (information confidentielle), les Œuvres poétiques d’Aragon sont complètes, mais pas les Œuvres romanesques de Faulkner, au sommaire desquelles on chercherait en vain les deux romans antérieurs à Sartoris.
Ce fait, car c’en est un, même s’il heurte une idée reçue, on l’expose ici sans l’ombre d’un regret : la Pléiade n’a jamais cherché et ne cherche toujours pas à publier systématiquement des œuvres complètes. Elle fait des choix, qui peuvent être discutés, mais qu’elle assume, même si les raisons qui poussent ses responsables à choisir de tout publier, ou de tout publier dans un genre donné, ou de « prélever » dans l’oeuvre d’un auteur un ouvrage capital, ou encore de sélectionner plusieurs œuvres appartenant à des genres divers – même si ces raisons, donc, relèvent de plusieurs logiques différentes.

Les raisons commerciales ne sont ni négligeables ni décisives. Dans le cas d’un écrivain « confidentiel », elles peuvent inciter à la prudence. Mais, à l’inverse, aucun volume de la collection n’est publié pour des raisons commerciales. Si la Pléiade avait douté de l’importance de Prévert, les Œuvres complètes de cet écrivain « de bonne vente » n’auraient pas figuré à son catalogue. Ce sont, bien sûr, les raisons « littéraires » qui priment. Tel romancier de génie peut se révéler un poète du dimanche ; dans une collection destinée à un large public amateur de grands textes (la Pléiade, pour ne pas la nommer), on préférera donc souvent ne publier que ses Œuvres romanesques. Nous sommes là dans le domaine du « jugement de valeur », et la décision est fondée sur des critères d’ordre esthétique. Il est intéressant de remarquer que des considérations non moins littéraires, mais d’ordre plus « intellectuel » qu’esthétique, peuvent conduire soit à la même décision, soit à une décision inverse : même si l’on estime que les sonnets de notre grand romancier ne font pas de lui l’égal de Rimbaud, on décidera éventuellement de les publier si l’on juge qu’ils apportent (par exemple) un témoignage irremplaçable sur les sources de ses romans.

Parfois, c’est l’étendue de l’oeuvre qui dicte la décision : Voltaire, à la Pléiade, ne saurait être complet ; Rimbaud ne saurait être incomplet : simple question de bon sens. Mais, le plus souvent, les décisions comportent une part, variable, de subjectivité. Cela permet, si on le souhaite, de les contester au nom de critères empreints d’une autre subjectivité, ou avec les armes d’une apparente objectivité : « Si X est jugé digne de la Pléiade, il est inadmissible d’amputer son oeuvre [ou : ses œuvres poétiques, dramatiques, etc.] du moindre texte. » Ce dernier argument, qui paraît condamner toute appréciation esthétique autre que globale, ne nous semble pas recevable. À la Pléiade, aucun texte n’est publié par devoir. Les volumes doivent être, ou pouvoir devenir, des objets de plaisir, esthétique et intellectuel. Les conditions du plaisir demeurent évidemment mystérieuses. Il arrive que l’exhaustivité soit l’une d’elles ; il arrive aussi qu’elle constitue une entrave. Les éditeurs de la collection pensent qu’il est préférable d’aimer pour faire aimer, et que l’on attend d’eux qu’ils se montrent exigeants et engagés, plutôt que systématiques ; ils revendiquent donc une subjectivité relative.

Il se trouve, en outre, que les écrivains n’ont pas seulement une « valeur » littéraire permettant l’exercice de toutes les subjectivités. Ils ont aussi un « statut », une « présence », qui ne correspond pas toujours à leur valeur, mais est susceptible d’évoluer et peut faire l’objet d’un certain consensus. Ainsi, Ramuz sera peut-être bientôt tenu pour l’un des romanciers les plus importants de la première moitié du XXe siècle, mais c’est loin d’être déjà le cas aux yeux de tous. Flaubert, quant à lui, est unanimement considéré comme l’un des trois ou quatre plus grands romanciers du XIXe. La Pléiade propose dans l’un et l’autre cas le projet éditorial qu’elle estime adapté. Pour Flaubert, un traitement de « monstre sacré » : cinq tomes d’Œuvres complètes, cinq de Correspondance. Pour Ramuz, un choix destiné à consacrer un écrivain sous-estimé : les Romans, en deux volumes. Sur la base de critères purement littéraires, la tentation pouvait être forte d’ajouter à ces romans les nouvelles, les essais, etc., c’est-à-dire de publier trois ou quatre volumes au lieu de deux. Pourquoi ne pas l’avoir fait ? parce qu’il est apparu que, pour faire redécouvrir Ramuz et l’imposer, il fallait mettre en évidence un pan capital de son oeuvre, et un genre, le roman, qui a la faveur du public français. Au temps, ensuite, de faire son oeuvre. Rappelons que la première édition de Flaubert, les Œuvres publiées cinquante-six ans après sa mort (et que commencent à remplacer les Œuvres complètes), ne comptait que deux volumes, comme l’édition de Ramuz, publiée cinquante-huit ans après sa mort. Tous les espoirs sont donc permis.

Reste que l’on a encore rien dit tant qu’on n’a pas tenté de décortiquer la notion d’« œuvres complètes ». Ce qui paraît simple – on publie tout – ne l’est pas. Tout ? et les lettres ? les écrits intimes ? les textes inachevés, ou reniés, ou posthumes, ou d’attribution incertaine ? Faut-il ne « sacraliser » que ce que l’auteur a reconnu comme son oeuvre, c’est-à-dire ce qu’il a publié lui-même et ce qu’il destinait explicitement à la publication ?
Mais alors, que faire des auteurs qui n’ont rien publié (Mme de Sévigné) ou n’ont publié qu’une faible part de leur oeuvre (Rimbaud) ? Et les traductions, sont-elles des œuvres ou des « œuvres secondes » ? Et l’appellation Œuvres complètes a-t-elle la même signification selon qu’on l’applique à André Breton ou à Chrétien de Troyes, qui écrivait dans un temps où la question de la complétude ne se posait pas et où « l’auteur » avait un tout autre statut qu’aujourd’hui ?

Rappelons à tout hasard qu’il est fréquent que les écrivains ne soient plus de ce monde lorsque la Pléiade s’attaque à eux ; il n’est donc pas facile de leur demander leur avis. On peut, sans doute, recueillir cet avis dans les papiers de ceux qui ont laissé un testament littéraire, mais tous ne l’ont pas fait, et d’ailleurs est-ce une solution ? Si c’en était une, on devrait s’interdire de publier Kafka, qui avait prié Max Brod de brûler ses écrits, et Virgile, qui, dit-on, aurait voulu voir l’Énéide partir en fumée, mais dont les Œuvres complètes paraîtront pourtant à la Pléiade (autre information confidentielle). En dehors de ces cas extrêmes, dans lesquels la volonté de l’auteur a été ignorée, la véritable question est de savoir comment assigner aux textes d’un écrivain une clôture qui soit pertinente et solide, et qui permette d’imprimer sans états d’âme, à côté du mot Œuvres, l’adjectif complètes. Force est de constater que, prise sous l’angle théorique qu’on a eu l’imprudence d’adopter, cette question ne trouve aucune réponse définitive. C’est en action, en éditant des œuvres et en fixant à chacune d’elles les limites qui semblent pertinentes en l’espèce, qu’on peut y apporter des éléments de réponse.

Les Œuvres complètes de Flaubert ne contiennent pas sa Correspondance, puisque celle-ci fait l’objet d’une édition séparée. Est-ce à dire que la Correspondance est exclue de l’oeuvre, qu’elle est « hors clôture » ? Sûrement, du point de vue du style (liberté débridée des lettres contre polissage infini des textes destinés à la publication), assurément du point de vue de l’intention, de la destination, mais ces points de vue sont, disons, ceux de l’« émetteur ». Celui du lecteur a aussi son importance : c’est parfois la réception qui fait l’oeuvre (pensons à Mme de Sévigné). Aux yeux de l’éditeur, la question prend encore un autre aspect.
Il aurait été tout simplement désastreux de mêler dans une même édition les œuvres (au sens étroit du terme) et les lettres de Flaubert. On ne l’a pas fait. On ne l’a pas fait non plus pour Voltaire, ni pour Baudelaire, ni pour Balzac. On ne le fera pas pour Céline (troisième information confidentielle). Mais on l’a fait ailleurs, pour des raisons quantitatives (Rabelais), génériques (les lettres de certains philosophes sont de véritables traités) ou informatives (le choix de lettres de Mallarmé publié au sein de ses Œuvres complètes est conçu pour éclairer les œuvres).

De même, pour les textes posthumes et/ou inachevés, seule une étude de cas permet de placer la clôture à un endroit pertinent. À cela s’ajoutent des critères liés à l’évolution de la collection et à la progressive reconnaissance des auteurs. Les Romans de Ramuz (2005) sont complets dans la mesure où l’édition inclut les vingt-deux livres publiés de son vivant – mais les romans posthumes n’ont pas été retenus. En 1936, les Œuvres de Flaubert privilégiaient pareillement les textes publiés par l’auteur (tout en incluant le posthume Bouvard et Pécuchet) et considéraient les œuvres de jeunesse comme de simples documents. En 2001, le tome I des Œuvres complètes est intitulé Œuvres de jeunesse et les inclut toutes. Quant aux tomes à paraître, ils proposeront quantité de posthumes.
Pour autant, les ébauches théâtrales de Flaubert ne seront pas traitées « à égalité » avec Madame Bovary. Il ne s’agit donc pas nécessairement d’éliminer, mais de hiérarchiser. Ce n’est d’ailleurs pas aisé : la Recherche est en partie publiée par Proust, en partie posthume. Proust a écrit le mot « Fin » sur le manuscrit, mais il n’a cessé, ensuite, de revoir son texte. Le statut de La Prisonnière, d’Albertine disparue et du Temps retrouvé n’est donc pas tout à fait semblable à celui du Côté de Guermantes. Qui nierait, pourtant, que toutes les composantes de la Recherche appartiennent à l’oeuvre de Proust ? C’est sur la question, elle-même fort délicate, d’« achèvement » que l’on doit, en l’occurrence, s’interroger.

Comme il faut s’interroger sur les traductions dues à des écrivains. Appartiennent-elles à l’oeuvre de l’auteur traduit, à celle du traducteur, aux deux ? Les Œuvres en prose de Poe traduites par Baudelaire sont publiées sous le nom de Poe ; les poèmes du même Poe traduits par Mallarmé sont inclus dans les Œuvres complètes de ce dernier. Affaire d’époque ? Pas seulement. Il faudrait analyser la notion de « traduction poétique », celle de « traduction d’écrivain », en passer par Gide (pour Shakespeare ou Conrad), par Jaccottet (pour Hölderlin ou Musil) – mais sautons à la conclusion : on le voit, ce n’est que par convention que l’on parle d’œuvres complètes. « De la nécessaire incomplétude des œuvres complètes » : ce beau sujet a déjà fait couler pas mal d’encre. Sans doute aurons-nous à y revenir.