La Pléaide

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Les aventures du texte

À la dernière minute...

La lettre de la Pléiade n° 9
juillet-aout 2001

Dans les précédents numéros de La Lettre de la Pléiade, nous avons tenté de donner une idée de ce qu'est l'établissement d'un texte littéraire.

Avec les rastaquouères et les moustiques de Mme Verdurin, il s'agissait de montrer selon quels critères l'on accepte ou rejette tel détail de l'édition choisie comme texte de base. Avec La Tourière des carmélites, nous évoquions le choix du texte de base lui-même. Enfin, la Correspondance de Mme de Sévigné illustrait le cas de ces œuvres pour lesquelles il n'existe aucun texte uniforme.

Il serait facile de multiplier les exemples, parce qu'il est rare qu'un projet d'édition ne pose aucun problème en matière d'établissement de texte. Dès lors, il n'est pas étonnant que la plupart des spécialistes qui signent nos éditions soient fascinés par les manuscrits dans lesquels ils recherchent le secret des œuvres. Cette fascination, beaucoup de lecteurs la partagent ; en témoignent le succès de la remarquable exposition de « Brouillons d'écrivains » organisée par la Bibliothèque nationale de France, ou l'émotion qu'a soulevée la récente vente aux enchères du manuscrit de Voyage au bout de la nuit.

La prise en compte des brouillons dans les travaux d'édition n'est pas chose anodine : d'une certaine manière, elle modifie le statut de l'œuvre littéraire. L'œuvre achevée n'est plus une surface plane, unie, et donc inattaquable. Elle acquiert une épaisseur, un « feuilletage ». Pour un peu, elle serait égale à la somme de tous ses états successifs. Encore convient-il de ne pas simplifier à l'extrême : l'œuvre est, aussi, autre chose. Si l'auteur l'a achevée, et a fortiori s'il l'a publiée lui-même, elle existe comme objet fini ; elle peut être éclairée par l'étude des manuscrits, mais elle continue d'avoir une valeur propre en tant qu'œuvre, et ne saurait donc être remise en cause par ses brouillons. Que Proust ait écrit seize esquisses du début d'À la recherche du temps perdu (« J'étais couché depuis une heure environ », « Depuis longtemps je ne dormais plus que le jour... », etc.), et que ses hésitations nous soient connues, n'enlève rien au fait qu'il est l'auteur de la « première phrase » la plus célèbre de l'histoire de la littérature : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. »

L'œuvre n'est pas exactement la somme de ses états successifs, parce que ce qu'elle comporte de génie reste inexplicable, quelque connaissance que l'on ait de sa genèse. Rien n'explique le génie. Il ne se mesure pas. Le mystère de la création demeure, et il confère aux œuvres littéraires ce pouvoir de fascination auquel chacun est soumis. La bonne édition est peut-être, de ce point de vue, celle qui trouve un équilibre entre la fascination qu'exerce l'œuvre achevée et l'attrait, d'un autre ordre mais non moins agissant, que l'on peut éprouver pour les manuscrits. Atteindre un tel équilibre n'est pas l'affaire d'un instant. Il y faut du temps, et du travail. Mais il arrive que, d'outre-tombe, les écrivains jouent avec les nerfs des éditeurs.

Un exemple récent : les Œuvres de jeunesse de Flaubert, que nous vous présentons dans cette Lettre. Certains des textes du volume nous sont connus par des manuscrits ; d'autres, comme Les Mémoires d'un fou ou Voyage en Italie, qui jusqu'alors étaient généralement publiés d'après une édition posthume, la célèbre « édition Conard », sont ici reproduits d'après un autographe retrouvé ; pour d'autres encore, le manuscrit, qui était disponible lorsque a été établie l'édition Conard, est aujourd'hui introuvable, de sorte qu'on est contraint de se fonder sur l'édition posthume. C'était le cas de Novembre.

On était sans nouvelles du manuscrit de cette œuvre depuis 1957, date à laquelle il était passé en vente et avait été acheté par un collectionneur. Le catalogue de ladite vente en fournissait une description assez précise, description que Claudine Gothot-Mersch, responsable de notre édition, avait reproduite, faute de mieux, dans la Note sur le texte de l'ouvrage. Arrive le moment du bon à tirer, à la mi-juin. Tout semble au point, quand la nouvelle tombe : le manuscrit de Novembre refait surface, il va être vendu aux enchères à Paris, chez Sotheby's, à la fin du mois. Mais l'imprimeur attend. Les lecteurs aussi. Que faire ?

D'abord, passer quelques coups de téléphone. La direction de Sotheby's France a l'amabilité de nous autoriser à consulter le précieux document. Claudine Gothot-Mersch, qui habite la Belgique, accepte toutes affaires cessantes de prendre le train pour Paris. On convient d'un rendez-vous chez Sotheby's. Une réunion se tiendra dès le lendemain dans les locaux de La Pléiade. Que va-t-on découvrir ?

Ce que découvre Claudine Gothot-Mersch, c'est en premier lieu que le texte de l'édition Conard, que nous reproduisons, est fidèle au manuscrit. Un bon point. Mais elle estime être en mesure d'affiner la description qu'elle en donnait, sur la foi du catalogue de 1957, dans la Note sur le texte. Soit. À 48 heures du bon à tirer final, il faut déchirer les deux pages de cette Note et en composer une nouvelle.

Claudine Gothot-Mersch y parvient en un temps record. Son texte est tapé et calibré : il doit absolument tenir dans la place disponible. Il est « mis sous styles » (autrement dit, encodé informatiquement) dans la foulée et envoyé à l'imprimeur par courrier électronique. Deux heures plus tard, nous recevons par télécopie des épreuves, qui sitôt corrigées sont retournées à l'imprimeur. Le lendemain matin, nous avons en main les épreuves définitives. Dernière relecture. Le bon à tirer est signé. Les Œuvres de jeunesse de Flaubert dans La Pléiade — plus de dix ans de travail — fourniront une description du manuscrit de Novembre fondée sur l'examen du document lui-même, description rédigée la veille de la date fatidique.

Autant l'avouer, nous ne savions pas, en décidant d'intituler cette rubrique Les Aventures du texte, à quel point ce titre serait justifié.