La Pléaide

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L'histoire de la Pléiade

Un musée cisalpin pour la Pléiade

La lettre de la Pléiade n° 19
septembre-décembre 2004

Que la « Bibliothèque de la Pléiade » puisse être une pièce de ce Musée imaginaire qu’André Malraux appelait de ses vœux, c’est désormais une chose acquise avec la réunion de ses écrits sur l’art dans notre collection.

Les plus bibliophiles d’entre nos lecteurs y verront un juste hommage à l’auteur des Voix du silence, qui savent ce que l’édition contemporaine doit au plus éditeur des intellectuels français du siècle dernier. André Malraux fut en effet à l’origine, dès les années 1930, de plusieurs grandes aventures éditoriales qui firent le rayonnement de la NRF. Et s’il ne fut en rien associé aux premiers temps de la Pléiade, la collection lui doit le plus bel hommage qui lui fut jamais rendu : le treizième chapitre de L’Homme précaire et la littérature (1977).

L’écrivain était-il pour quelque chose dans l’édition de ces cinq ouvrages qui paraissent à la NRF à la veille de la Seconde Guerre mondiale, à l’enseigne du « Musée de la Pléiade » ? Rien ne l’atteste, même si on croit entendre des résonances malruciennes dans le nom même de la collection. Considérons donc cette brève entreprise comme un prélude à ses grandes réalisations éditoriales de l’après-guerre. La mise en scène d’illustrations in-texte, si caractéristique du Malraux éditeur d’art, n’y est pas encore ; mais la mise à disposition, au profit d’un large public, d’un corpus iconographique répond à une préoccupation constante de l’essayiste et du ministre des Affaires culturelles.

Quoi de commun entre la Bibliothèque et le Musée de la Pléiade ? Un éditeur : Jacques Schiffrin, qui suit depuis Paris la conception de ces volumes ; une marque : la Pléiade, que ledit éditeur choisit d’associer à la série, preuve de la notoriété acquise en six années d’existence ; une formule éditoriale enfin, car il s’agit bien de rassembler en un seul volume, dans un format commode (comparable aux dimensions moyennes d’une Blanche), l’ensemble de l’oeuvre peint d’un artiste.
Cinq monographies de peintres italiens y paraissent de Noël 1937 à 1939, albums largement illustrés, reliés d’une toile bleu nuit. Précisons : en 1939 des couvre-livres – on dirait aujourd’hui des jaquettes – sont imprimés et offerts par les libraires aux détenteurs des volumes déjà parus. Au sommaire de chaque titre, on trouve une étude inédite d’un universitaire ou d’un critique, suivie d’un important ensemble de planches reproduisant l’oeuvre complet de l’artiste. De tels albums n’ont pas de quoi surprendre le lecteur actuel, qui a vu depuis 1960 se multiplier et se banaliser ce type de publications… Mais l’époque est moins blasée que la nôtre ; et le travail sur le «musée », son élaboration et son appropriation collectives, en est encore à son balbutiement éditorial. De telles entreprises ne sont rien moins qu’inaugurales ; d’autres maisons, à l’image des Éditions Tel, s’y risqueront au même moment, en éclaireurs.

La lecture des annonces de La NRF en 1937 nous apprend que le «Musée de la Pléiade » est placé sous la direction de Mario Broglio. Ce peintre italien (1891-1948), ancien élève de l’Académie des beaux-arts de Rome, avait été après-guerre, avec sa revue Valori Plastici (1918-1923), l’un des animateurs des débats artistiques transalpins. Il fut le grand promoteur du courant dit métaphysique (De Chirico, Savinio…), caractérisé notamment par un retour à une manière de rigueur et de passéisme dans l’expression plastique. La connaissance et la réévaluation des oeuvres du passé étaient au coeur du mouvement ; les travaux historiques du peintre Carlo Carrà en sont l’expression la plus aboutie. Valori Plastici devint donc très vite, aussi, une aventure éditoriale ; une collection éponyme vit le jour, consacrée tantôt à l’édition des oeuvres contemporaines, tantôt à celle des artistes du Quattrocento et des primitifs italiens.

Les ouvrages du «Musée de la Pléiade » sont donc les éditions françaises de cinq titres de la collection italienne de Mario Broglio, prolongement des recherches historiques du groupe à laquelle elle se rattache. Cette réévaluation des oeuvres du passé, sous l’impulsion d’artistes contemporains, peut évoquer plusieurs entreprises éditoriales accueillies à la même époque par Gallimard, sous la houlette de Malraux notamment, comme le Tableau de la littérature française. Sans parler de la « Pléiade » elle-même, dont les premiers titres placent volontiers l’édition des oeuvres classiques sous le seul éclairage d’un écrivain contemporain. Des voies de convergence sont donc ouvertes entre les deux maisons, même si leur amplitude éditoriale n’est pas comparable. Mario Broglio le sait, qui écrit en 1937 à Jacques Schiffrin : « Vous saviez que depuis longtemps j’avais envie de faire quelque chose avec la NRF. Nos pourparlers ayant toujours échoué, en vous proposant l’édition française de ma nouvelle collection, je vous ai offert un prix dérisoire pour avoir la certitude que vous l’auriez acceptée. »

Installé à San Rocco di Bernezzo (Cuneo), dans le Piémont, Mario Broglio est bien à l’initiative d’une telle coopération. Le modèle en est à la fois simple et audacieux pour l’époque. Un accord cadre du 6 octobre 1937, distinct du contrat de directeur de collection de Mario Broglio, en précise les modalités.
L’éditeur italien a la responsabilité globale de l’édition et de la fabrication des volumes, en langue italienne comme en langue française ; les deux éditions sont imprimées à Spoleto pour le texte et à Milan pour les planches. Cela représente une économie non négligeable : les coûts fixes de l’édition sont répartis sur un plus grand nombre d’exemplaires, faisant diminuer d’autant le prix de revient à l’unité. Gallimard n’aura qu’à donner son bon à tirer sur l’édition française. Mais Jacques Schiffrin, qui regrettera la faiblesse des traductions de Jean Chuzeville, suit de façon très attentive l’édition desdits volumes, exigeant de nombreuses corrections sur les épreuves adressées par son homologue italien. Gallimard paie une somme forfaitaire pour chaque volume pris, somme définie dès 1937 pour l’ensemble de la série. Achetés « ferme », les 2 200 exemplaires de chaque titre transitent par Modane pour rejoindre les entrepôts français. L’accord était ainsi plutôt favorable à la NRF par sa nature forfaitaire ; il n’était pas soumis à une possible variation à la hausse des prix des fournisseurs. L’éditeur italien, qui ne l’avait pas prévu, déplorera les surcoûts remettant en cause la rentabilité de son négoce cisalpin.

Le contrat avait été signé pour six monographies, dont deux devaient être consacrées respectivement à Perugino et à Giorgione. Cinq seulement parurent, ces deux artistes laissant finalement leur place à Paolo Uccello. Hors de ce cadre contractuel, la NRF choisit de faire paraître dans la même collection, dix ans après sa première édition, l’essai classique de Bernard Berenson sur Les Peintres italiens de la Renaissance. Si cette édition ne porte pas de mention de collection, sa présentation graphique l’identifie pleinement aux autres titres de la série. Jacques Schiffrin, qui avait été le secrétaire particulier de l’historien, est en relation avec Berenson dès 1935 pour mener à bien la préparation de l’ouvrage, imprimé en Italie. Il est donc vraisemblable que le projet de cette nouvelle édition, dans une présentation iconographique très enrichie, ait été étudié dès ses débuts avec Mario Broglio. Rien d’étonnant en outre d’y voir associé Jacques Schiffrin, qui avait été, avec l’aide de Charles Du Bos, le premier éditeur français du livre de Berenson en 1927 (en 4 volumes in-16°), à l’enseigne de ses jeunes Éditions de la Pléiade.

Un nouvel accord est envisagé dès 1937 pour prolonger la série ; sans suite. Après le décès de Mario Broglio en 1948, la version italienne sera reprise par l’éditeur Ulrico Hoepli. On discute alors du prolongement de la collection ; de nouveaux titres, ainsi que la reprise du Berenson, sont programmés. Mais aucun projet ne voit le jour. Privée de Broglio et de Schiffrin, installé à New York, la collection a perdu ses principaux animateurs. Mais le chemin est tracé. Et bien que d’ampleur limitée, le « Musée de la Pléiade » se sera inscrit en précurseur dans une réflexion collective de l’édition française sur les formes modernes du livre d’art et sur le rapport aux oeuvres qu’elles peuvent porter. Avec ses essais et ses collections (« La Galerie de la Pléiade », « L’Univers des formes », puis les catalogues des Musées nationaux), Malraux poursuivra après-guerre cette décisive mutation.

Les ouvrages de la collection

Bernard Berenson Les Peintres italiens de la Renaissance 286 pages de texte, 208 planches ill., 135 x 210 mm, 1937

Emilio Cecchi Giotto 198 pages de texte, 200 planches ill., 135 x 210 mm, 1937

Carlo Gamba Botticelli 252 pages de texte, 200 planches ill., 135 x 210 mm, 1937

Giuseppe Fiocco Mantegna 248 pages de texte, 200 planches ill., 135 x 210 mm, 1938

Carlo Gamba Giovanni Bellini 228 pages de texte, 200 planches ill., 135 x 210 mm, 1938

Mario Salmi Paolo Uccello, Andrea del Castagno, Domenico Veneziano 218 pages de texte, 224 planches ill., 135 x 210 mm, 1939