La Pléaide

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L'histoire de la Pléiade

Simenon , collectionneur de la « Pléïade »

La lettre de la Pléiade n° 15

« Quels sont les cent ouvrages que tout honnête homme se devrait d'avoir lus ? »
À cette question posée dans les années cinquante par Raymond Queneau — qui conservait de ses années surréalistes un attachement amusé pour les bilans et classifications de toutes sortes et pensait que le livre vivait ses dernières heures à l'heure de la bande magnétique — à quelques-uns de ses contemporains, Simenon fit une bien curieuse réponse.

De titres, il n'y avait guère dans la liste qu'il fournit, à l'exception des Oraisons funèbres de Bossuet et des Journaux des frères Goncourt, de Jules Renard et d'André Gide. En lieu et place, une liste sans surprise d'une cinquantaine d'auteurs universellement reconnus ; seule concession au pittoresque simenonien les codes pénal et civil, la Nouvelle géographie et l'Atlas de Vidal de la Blache, le Littré, un plan de Paris et un annuaire téléphonique.
Plus insolite, la liste s'ouvrait sur les séries romaine et grecque en « Budé », retenait la collection du « Cabinet cosmopolite »de Stock et, the last but not the least, s'achevait sur la « Bibliothèque de la Pléiade ». De sorte que si, comme le veut la traditionnelle hypothèse, le romancier avait dû un jour se retirer sur une île déserte (un déménagement de plus dans une existence un peu nomade), il lui aurait fallu affréter un volumineux convoi pour faire suivre sa bibliothèque et envisager un approvisionnement régulier pour compléter ses rayonnages.

De fait, comme d'autres, Simenon ne prit pas très au sérieux la petite enquête de Queneau et éluda quelque peu la question. Rien d'étonnant de la part d'un auteur qui, d'une part, avait pris ses distances à l'égard de son deuxième éditeur français (après Fayard, avant les Presses de la Cité) et qui, d'autre part, ne s'était jamais senti vraiment à son aise dans l'atmosphère lettrée de la rue Sébastien-Bottin — malgré des liens d'affection réels avec la famille Gallimard et quelques écrivains du sérail, au premier rang desquels André Gide.

Simenon avait donc des raisons de se désintéresser, voire de se défier, de ce petit divertissement littéraire. Pierre Assouline, dans la biographie qu'il consacre au père de Maigret, conseille lui aussi de prêter peu d'importance à la réponse formulée par Simenon. « Simenon, grand lecteur ? » : le biographe émet de sérieux doutes.
Mais on ne peut ignorer ces lettres des années 1940-1950 adressées par Simenon à Gaston et Claude Gallimard, où le romancier, isolé en province puis retiré outre-Atlantique, se montre particulièrement avide de lectures et très au fait des dernières publications : « N'oubliez pas de m'envoyer d'office, à mon compte, bien entendu, tout ce que vous publiez ou avez publié récemment en matière d'histoire, mémoires, sciences, économie politique, etc » (20 janvier 1944) ; « Je vais encore vous demander des bouquins [...] J'ai vu entre autres une nouvelle collection scientifique dont un numéro au moins est sorti. Voulez-vous me le faire envoyer ainsi que tous les Malraux que vous auriez encore ainsi que les Hemingway. Idem pour Saint-Exupéry qui était un excellent ami dont la mort m'a vivement affecté » (28 février 1945) ; « Envoyez-moi de même sur mon compte les ouvrages qui sortent de chez vous et qui sont susceptibles de m'intéresser. Vous savez lesquels » (5 janvier 1948). Pour une bibliothèque de montre ? Il est permis d'en douter.

Ce qui est assuré, c'est que Simenon était un collectionneur de livres. On le sent très concerné par la composition de sa bibliothèque personnelle, au-delà des seuls rayonnages dévolus à son oeuvre aux babyloniennes mensurations. La « Pléiade » y tenait en effet une part privilégiée, étant entendu que Simenon avait aussi une tendresse particulière pour les « Mémoires du Passé pour servir au Temps présent », collection que dirigeait depuis 1942 Louis-Raymond Lefevre. Les marques de cet attachement pour la « Pléïade » (sic pour le tréma) abondent. C'est le 9 avril 1943 qu'il s'en ouvre à son éditeur, après une visite de Claude Gallimard à son domicile vendéen de Saint-Mesmin-le-Vieux et l'envoi des oeuvres de Molière et de Goethe qui s'ensuivit. Simenon profite de l'occasion pour indiquer sept autres titres qu'il souhaiterait recevoir, avant de conclure : « Mais évidemment la collection toute entière m'intéresse et quand ce sera possible je vous serais reconnaissant de me la fournir. Merci d'avance. » Il ne possède alors que douze volumes sur plus de soixante.

Le travail patient du collectionneur se poursuit bien après la guerre. Attentif aux nouvelles parutions, il rappelle à l'ordre les services d'expédition de la NRF en cas d'oubli. Sans avoir le souci de l'originale à la manière d'un bibliophile, il cherche patiemment à reconstituer une collection « complète » : « Je ne désespère pas d'arriver, petit à petit, à mesure des re-tirages, à la collection complète de La Pléïade. Ne m'oubliez surtout pas quand il y aura un Mémorial de Sainte-Hélène disponible » Son intérêt est tel que, depuis sa villa de Bradenton Beach, il insiste pour que lui soient adressés régulièrement outre-Atlantique les nouveaux titres : « Je vois par les journaux que vous continuez la collection de la Pléiade et que vous avez publié entre autres un Rimbaud [avril 1946]. N'oubliez pas que je tiens à recevoir tous les volumes de la Pléiade. Je vous demande de bien vouloir me les faire envoyer ici et de les porter à mon compte. J'ai toujours peur d'arriver trop tard. Il m'en manque déjà un certain nombre que je ne retrouverai peut-être jamais et je tiens beaucoup à cette collection. Si vous faites des réimpressions, signalez-les moi, que j'en profite pour combler le vide. »
Le romancier demande en outre que ne lui soient adressés que « les livres à couverture de chagrin véritable » ou « en peau naturelle » — allusion au simili cuir dont furent recouverts dans les années quarante certains volumes de la collection (Saint-Simon, Rimbaud, Chateaubriand, Laclos, Tolstoï, Descartes, Platon, Mérimée...) et pour lesquels la NRF lança dans les années 1950 plusieurs campagnes de recouvrure en pleine peau pour quelques scrupuleux amateurs. Il ne s'agissait pas d'une lubie éphémère : en 1958, Simenon sollicite à nouveau Claude Gallimard, craignant de ne pas avoir toute la collection malgré le service qui lui est fait de toutes les nouvelles parutions.

Attentif, il le demeure plus que jamais : il demande à ce que les volumes de l'« Encyclopédie » soient ajoutés à sa liste d'envoi en 1959 et interroge en juin 1962 : « Comment faire, quand on achète la Pléïade directement chez vous pour se procurer le Balzac qui n'est pas dans le commerce. Je n'aimerais pas le manquer. »
Il s'agit, on l'aura compris, de l' « Album Pléiade » — aujourd'hui une pièce très recherchée. Simenon avait une prédilection pour les séries monumentales d'oeuvres complètes ; celles de Gide et de Proust publiées par la NRF — une « édition de bibliothèques » d'après Gaston Gallimard ; une « édition pour bibliophiles » selon Simenon — lui étaient particulièrement chères.

On ne s'étonnera pas dès lors que Simenon s'émeuve lorsqu'en 1946, Gaston Gallimard sentant à juste titre que le romancier lui échappe à l'issue d'une série de malentendus, de retournements et de différends contractuels, envisage de reprendre l'ensemble de son oeuvre littéraire dans la collection « In-octavo — À la gerbe », au même titre que celles de Proust, Valéry, Claudel ou Péguy.
On le sait, ces efforts ne suffiront pas pour retenir l'écrivain ; mais à plusieurs reprises, Simenon rappelle aux Gallimard qu'il s'est réservé contractuellement le droit de disposer, à son seul gré, des ouvrages confiés après-guerre aux Presses de la Cité, afin de pouvoir les réunir plus tard en un seul ensemble — si possible présenté par André Gide, « l'homme qui connaît le mieux mon oeuvre ». On ne reviendra pas ici sur la complexe — et internationale — histoire de la publication des oeuvres complètes ou partielles de Simenon, dont la parution des deux volumes de la Pléiade constitue une date importante. Notons seulement que Simenon repoussa finalement l'hypothèse « À la gerbe », bien qu'elle lui parût « une consécration flatteuse ». Pragmatique, conscient des attentes de ses lecteurs et confiant dans les modèles éditoriaux étrangers, il préférait un ensemble d'« ouvrages massifs (presque des dictionnaires), qui aient une certaine tenue et qui soient en même temps accessibles à la plupart des bourses ». Mais il confiait encore à Claude Gallimard le 12 mars 1949 : « Cela n'empêcherait nullement, plus tard, beaucoup plus tard sans doute, d'envisager une édition s'adressant davantage aux bibliophiles. »
Simenon songeait-il alors à la « Pléiade » ? Il est permis de le croire.