La Pléaide

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L'histoire de la Pléiade

« Les couvertures et la couleur », par Jean Tardieu

La lettre de la Pléiade n° 17
janvier-mars 2004

C’est dans la revue professionnelle Toute l’édition que Jean Tardieu publiait le 30 septembre 1933 ce texte sur les pratiques graphiques dans l’édition courante, que nous donnons ici en complément de l’édition des œuvres du poète parue récemment chez «Quarto ». On venait alors d’annoncer la reprise de « La Bibliothèque de la Pléiade » de Jacques Schiffrin par les Éditions de la Nouvelle Revue française…

La couleur, dans le décor de nos rues, gagne chaque jour du terrain. J’entends la couleur isolée en tons vifs, sinon « purs », et non plus éteinte comme autrefois en quelques sages et tristes combinaisons. Filtrée, arrachée à l’ennui des bruns et des gris sales, elle éclaire de plus en plus les façades des vitrines. Dans tout quartier ainsi rajeuni, la vitrine d’une librairie, si du moins son possesseur a quelques idées de mise en scène, peut devenir l’une des plus gaies de la rue, car les livres, eux aussi — et nous ne voulons parler ici que des éditions courantes, non des ouvrages de luxe — offrent aux passants un visage plus divers et plus coloré qu’autrefois.

Ce triomphe — ou ce progrès — de la couleur dans la décoration des couvertures de livre pourrait être prouvé par mille exemples, empruntés à la France ou à l’étranger. Citons-en un, dès à présent, qui nous paraît des plus typiques : un éditeur milanais, qui publie en ce moment une collection fort éclectique d’auteurs contemporains de tous pays, a eu l’idée de diviser les livres de cette collection, d’après le « genre » littéraire auquel ils appartiennent, en neuf catégories, et d’adopter pour chacune d’elle une couverture d’une couleur déterminée.
Voici comment se répartit cette collection en arc-en-ciel.

Écarlate : les romans d’amour et les romans psychologiques.
Jaune : les romans policiers et les romans d’aventure.
Vert : les biographies, les romanshistoriques et les reportages.
Bleu outremer : les voyages, les romans exotiques et les ouvrages sur le folklore.
Noir : l’histoire, les légendes et les romans hébraïques.
Violet : les romans humoristiques, les histoires comiques et satiriques.
Ivoire : les classiques du roman, de la poésie.
Viennent ensuite :
Rose : les romans pour jeunes filles, les ouvrages pour la jeunesse, les manuels de la vie domestique.
Gris perle : les livres-films et les livres-radios.
Argent : les anthologies, la critique et la vulgarisation scientifique.

Il serait vain de se demander si l’éditeur, en choisissant ces teintes, a voulu établir un rapport symbolique explicable entre telle couleur et tel genre littéraire.
Mettons à part le rose pour romans anodins, qui est une convention classique, et le bleu-outremer pour les voyages qui, même sans jeu de mot, est suggestif. Les autres couleurs ont certainement été choisies arbitrairement, sauf une, qui, en tant que « couleur éditoriale », a, en Italie, toute une histoire : je veux parler du jaune, affecté à la couleur des romans policiers.

Il y a longtemps déjà qu’une grande maison d’édition milanaise a lancé une collection de romans policiers revêtue d’une livrée de cette couleur, collection qui obtint bientôt un tel succès que les mots libro giallo (livre jaune) devinrent synonymes de « romans policiers ». Or, l’année dernière, une autre maison d’édition italienne ayant publié, elle aussi, des romans policiers sous couverture jaune, l’éditeur des premiers et célèbres libri gialli se prétendit lésé et intenta à son confrère un procès pour « concurrence illégale » — qu’il perdit. La sentence du tribunal porte que « la seule similitude de couleur ne suffit pas à créer une possibilité de confusion » entre éditions différentes, « qu’une couleur ne peut être monopolisée par un commerçant et que, sous prétexte de se défendre contre la confusion possible, ce commerçant ne peut en interdire l’usage à un autre commerçant ».

Cet « attendu » rencontra dans le monde de l’édition italienne une certaine opposition dont nous ne pouvons ici analyser les diverses raisons. Disons seulement qu’en général on opposait aux abstractions de la loi les faits concrets de la coutume, et aussi les inspirations du bon sens qui suffisent parfois à faire apercevoir une intention contestable dans un acte que le législateur approuve ou « laisse passer ». Malgré cette polémique, la décision de la justice a triomphé aussi en fait, puisque nous venons de voir un troisième éditeur italien se permettre, à son tour, de choisir le « jaune » pour habiller ses romans policiers.

Si nous avons cité cette anecdote, ce n’est pas seulement pour l’intérêt qu’elle présente en elle-même, mais encore parce qu’elle nous paraît projeter une certaine lumière sur le sujet qui nous occupe. Il est significatif, en effet, qu’un éditeur, aujourd’hui, demande à la loi de protéger — comme on protège une œuvre d’art ou une invention — une simple couverture de livre et jusqu’à la couleur de cette couverture. Cela signifie, non pas que les éditeurs sont devenus plus pointilleux qu’autrefois, plus jaloux de leurs privilèges, mais qu’ils attachent plus d’importance au « vêtement » des livres qu’ils produisent et qu’ils engagent dans le choix et l’invention de ce vêtement une plus grande part de leur personnalité. Le souci décoratif s’étant, depuis la guerre surtout, développé considérablement dans les industries du livre comme dans les autres arts industriels, on est devenu aussi plus conscient de ce que représente de goût et de recherche la composition d’une couverture de livre bien conçue, claire, lisible, peu chargée, cependant personnelle et capable d’attirer le regard, surtout lorsqu’il s’agit, répétons-le, de livres tirés à un grand nombre d’exemplaires et destinés à de nombreux lecteurs. On comprend donc qu’un éditeur qui a « inventé » une couverture de livre attrayante estime qu’il a des droits sur elle et la considère non comme un bien offert à tout venant, mais comme une des formes d’expression de sa maison et pour se signaler d’emblée à l’attention du public.

Il n’y a pas bien longtemps encore — avant la guerre en tout cas — il n’en était pas ainsi. La couverture des livres d’édition courante n’était pas l’objet d’autant de soins qu’aujourd’hui et on ne la considérait pas, du moins en France, comme la principale marque distinctive d’une firme, à moins qu’elle ne fût illustrée, ce qui était en somme assez rare pour les livres de prix moyen. Le « libro giallo » de nos voisins italiens vient à propos nous rappeler qu’à cette époque tous, ou presque tous les romans français paraissaient sous couverture jaune, avec titres en noir. Le format étant analogue, la typographie des titres à peu près semblable et surtout la nuance du jaune à peine différente, le seul signe distinctif véritable, à part quelques ornements peu voyants et toujours imprimés en noir, était l’indication du nom de l’éditeur en bas de la page. Et pourtant, on ne voyait pas alors Calmann-Lévy, par exemple, intenter un procès à Fasquelle pour avoir publié des romans psychologiques sous une couverture de la même couleur jaune que « ses » propres romans psychologiques !

Dès 1909 cependant, certains de nos éditeurs cherchèrent à tirer leurs livres de cette uniforme teinte où le regard les confondait. Parmi les plus neuves tentatives de ce temps, il faut citer les premiers volumes sortis par les éditions de la Nouvelle Revue Française, avec, entre autres, le Barnabooth de Valery Larbaud, livres dont l’élégante livrée blanche à titre rouge, encadrée de filets noirs et rouges, devait trancher singulièrement sur le jaune universel.

Depuis ce temps, et principalement depuis la guerre, les éditeurs français rivalisent de goût et d’ingéniosité pour donner à leur livre une « physionomie » attirante et personnelle. Ils ont, à cet effet, utilisé des couleurs variées. Il est vrai que cette diversité de couleurs ne se rencontre pas tant dans le papier même de la couverture que dans la typographie des titres, leurs réussites ayant été facilitées par les recherches d’artistes modernes tels que Maximilien Vox.

Nous avons eu et nous avons des « collections » célèbres à couverture de couleur avec titres noirs ou polychromes : les Cahiers verts de Grasset, les documents bleus et les biographies à couvertures vertes de la NRF, certains livres rouges-lilas de Stock ; mais en général, les éditeurs ne paraissent pas aimer particulièrement les tons trop montés ou trop caractérisés pour le papier des couvertures.
Ils se distinguent plutôt par la variété de nuances dans les blancs et les gris, blanc-ivoire, blanc-crème, beige clair, gris-rosé et gris-bleuté, et c’est sur ces fonds à la fois clairs et neutres qu’ils font jouer les seules fantaisies de couleur que leur bon goût leur permette : la typographie en deux tons, par exemple le noir et le rouge (NRF) — le noir et le vert-bleu (Les «Feux croisés » de Plon), le noir et le bleu roy (Grasset), etc. — et quelques filets ou ornements simples, noirs ou polychromes.

Si réduit que soit ainsi le champ qui lui est accordé, la couleur n’en joue pas moins un rôle très important, car tout dépend, ici comme ailleurs, de la « mise en valeur » des tons : plusieurs titres imprimés en couleurs vives sur des livres à fond pâle suffisent à égayer la vitrine d’un libraire. Parfois aussi la couverture, blanche ou légèrement teintée, porte dans sa hauteur un rectangle de couleur plus tranchée, sur lequel les titres se détachent en se chevauchant (Stock, Grasset, etc.).

Un exemple tout à fait original du rôle de la couleur dans les couvertures modernes de livres nous est fourni par la belle « Bibliothèque reliée » de la Pléiade, qui vient d’être reprise par la NRF. L’audacieux créateur de cette collection, Jacques Schiffrin, a, lui aussi, varié les tons des reliures de ses livres : il a adopté une couleur différente, non plus, comme son confrère italien, pour chaque « genre littéraire », mais pour chacun des siècles auxquels appartiennent ses auteurs : le XVIIe siècle est rouge, le XVIIIe siècle bleu, le XIXe siècle vert. Il est vrai que ces livres ne sont pas brochés, mais reliés en pleine peau, ce qui rendait la couleur unie nécessaire.

À part cet exemple, jusqu’à présent unique en France, on peut dire, en songeant aux réussites de l’édition courante depuis une dizaine d’années, que la polychromie des titres, une composition originale, quelques ornements très simples et la teinte du papier, offrent à nos éditeurs mille possibilités lorsqu’ils veulent donner à leurs livres un costume qui, sans être extravagant, apporte de la couleur et de la vie, tant à l’étalage des libraires qu’aux rayons de nos bibliothèques et puisse être aisément reconnu de tous.

Jean Tardieu