La Pléaide

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Livraison du 1er mars 1937
Jean Prévost
L'histoire de la Pléiade

La Pléiade sous l’œil de La NRF

La lettre de la Pléiade n° 36
avril-mai 2009

Si les publications des Éditions de la Pléiade sont plusieurs fois citées dans La Nouvelle Revue française avant 1931, il revient à son rédacteur en chef, Jean Paulhan – sous le pseudonyme de Jean Guérin – d’y signaler les premiers volumes de la collection d’œuvres complètes reliées (Baudelaire, Racine et Voltaire) en avril 1932.

Paulhan parle alors en éditeur (« Le papier indien de ces ouvrages est mince, sans transparence, les caractères fort lisibles, la reliure souple et robuste. Le livre tient dans la poche. La révision des textes, la préface, la présentation des variantes ont été sagement confiées à Y. G. Le Dantec, Edmond Pilon et René Groos »), puis en promoteur d’une littérature qui sans cesse se refait à neuf : « On prend un plaisir vif et nouveau à relire (ou à lire) ensemble des œuvres jusqu’ici séparées.
De curieux échanges s’opèrent ainsi, d’où sortent un Racine, un Voltaire, un Baudelaire inattendus. Je ne connais pas de meilleure édition classique que celle qui renouvelle ainsi nos amitiés. » Il ne faut pas voir ici de flagornerie : la Pléiade n’est pas encore « dans les murs », son rachat par la Librairie Gallimard n’intervenant qu’en 1933.
Il reste que La NRF se montre très favorable à cette collection qui force l’admiration par ses choix et le caractère novateur de sa présentation : « Il faut donner un mot de louange, écrit encore Denis Saurat en février 1933 à propos de l’édition des Œuvres de Baudelaire, au maître éditeur Schiffrin, qui sauve enfin la librairie classique française de la honte en face des Anglais et des Allemands. »
Qu’elle est pratique cette Pléiade ! « Un Rabelais de poche, cela me donnerait envie de partir en vacances », s’exclame en juin 1934 René Daumal : « Quel os à moelle ! […] Une nourriture pour longtemps. »

Ses volumes sont une invitation à relire les classiques, suggérant, d’une œuvre ou d’une époque à l’autre, d’insoupçonnés échos. Ils provoquent ainsi une ambitieuse relecture des Contes de La Fontaine par Marcel Schwab en août 1933 : « Hardiesse bienvenue d’isoler dos à dos Fables, un de ces classiques auxquels l’esprit français se reporte comme certains cardiaques à l’organe menacé, et Contes, dont il est fait trop bon marché chez La Fontaine. […]
La publication de la Pléiade arrive comme ces rencontres inopinées et fatales qui ne permettent plus d’ajourner une affaire importante : en quoi l’auteur est poète ou non, question instante pour ce siècle, le plus secrètement inquiet qu’on lui dise enfin, sinon où est la poésie, du moins où elle n’est pas. Cette poésie à la limite de la prose rend l’énigme plus irritante. » Des propos de miel pour la revue de Jean Paulhan qui, inquiète, s’est toujours jouée des classifications hâtives et arbitraires, cherchant la littérature là où ne le voulait pas l’usage.

Roger Caillois s’appuiera sur la parution des premiers volumes de La Comédie humaine pour tracer en mars 1937 un judicieux parallèle entre l’œuvre architecturée de Balzac et le grand roman cathédrale d’un Joyce, « où la succession des chapitres est déterminée par un véritable tableau de concordances », visant « l’œuvre littéraire totale, comme microcosme achevé, “tête complète et parfait diadème” ». Car la visée de Balzac, rappelle Caillois, est morale, qui lie l’histoire des passions aux leçons que l’écrivain souhaite en retenir pour son temps, pour ses contemporains.
Trop peu ont vu cet aspect-là de l’œuvre, tout aussi important que ses enjeux formels et narratifs. Peut-être le doit-on, avance Caillois, à une lecture trop atomisée de La Comédie humaine, fragmentation qu’une présentation plus compacte pourrait contribuer à redresser. « Salutaire Pléiade » ! Caillois précise encore sa pensée en janvier 1938 en esquissant une comparaison entre l’œuvre balzacienne (désignée alors comme « rayonnée et polyédrique » par le gemmologue) et le roman « dramaturgique et exemplaire » de Lawrence, Faulkner ou Malraux. Une lecture inattendue mais, pour peu que l’on s’y arrête, de grand profit.

À la suite de cette dernière note critique très favorable, on lisait un sévère commentaire d’Étiemble au sujet de l’édition des Œuvres complètes de Rimbaud proposées par les Éditions de Cluny, entachée de choix contestables (celui par exemple de ne pas donner de correspondance dans les œuvres de jeunesse, alors que « l’œuvre complet de Rimbaud, c’est sa vie »). On attend alors « l’édition complète et critique dont nous avons besoin »… Celle de la Pléiade, s’entend.

Jean Prévost, gros tempérament qui aime à se frotter aux classiques, sera, à la revue, le critique le plus attentif au programme de la Pléiade. Il salue ainsi le classement chronologique de l’édition des Romans et nouvelles de Mérimée en février 1935, dont il mesure tout l’intérêt génétique. Il se réjouit en mai 1937 de la parution des Œuvres de Flaubert placées sous le signe du Dictionnaire des idées reçues, découvert vingt-cinq ans plus tôt. Si le don de Flaubert est de « donner une vie intense à des personnages tout à fait dépourvus de mouvement propre, de sensibilité personnelle et de vie intérieure », il pose aussi avec son Dictionnaire un regard dévastateur sur toute entreprise de savoir : « cette leçon de silence, cette tête de Méduse faite de nos lieux communs intimes, cette vengeance de l’œuvre contre les paroles. »

Le même Prévost rend hommage, au terme d’une critique aigre-douce sur une livraison de la très prestigieuse Revue de métaphysique et de morale consacrée à Descartes, à l’édition Pléiade des œuvres principales du philosophe, « bréviaire […] qui devrait atteindre le mieux un public lettré, […] le plus grand service pratique qu’ont ait rendu à Descartes ».
Il fera aussi sa forte tête (que Gide aurait aimé parfois passer au pressoir…) quand paraîtra le Théâtre complet de Shakespeare en 1939. Rien ne le gêne pourtant dans cette réunion un peu hétéroclite de traductions de Gide, Morand, Supervielle ou Leyris…
Il juge au contraire que cette Pléiade vient à point nommé pour permettre aux lecteurs français de se « désembrumer » l’esprit de l’idolâtrie shakespearienne de leur temps.
Car cette nouvelle orthodoxie n’autorise plus le jugement critique. « Grand partisan, après Auguste Comte et Alain, du culte des grands hommes, il me semble pourtant que la religion shakespearienne n’a pas donné de bons résultats. […] Il est urgent de créer un protestantisme de la religion de Shakespeare, de rendre à chacun sa liberté d’examen, de rendre possible une hiérarchie des valeurs. »

D’un tout autre ton est la critique telle que la pratique Ch.-A. Cingria, écrivain suisse devenu une des figures centrales de la revue de Jean Paulhan – et, in memoriam, de celle de Jacques Réda bien des années plus tard. Cingria est un baroque. Il faut se méfier de son apparente naïveté qui cache de belles profondeurs, érudites et senties, et une rare proximité aux œuvres. Il n’y va pas avec le dos de la cuillère à propos de la Pléiade Pascal (octobre 1937) : « C’est un souple, suave volume relié en chevreau écarlate et or de 1 107 pages de papier mince, léger et de format pratique, commodément enfermé dans un étui. [Une initiative] excellente, vraiment, car c’est bien agréable de pouvoir l’emporter sans incommodité aucune, celle-là surtout, sous prétexte de réduction de format, de subir un choix, une œuvre complète avec soi dans les champs pour authentifier une pensée à un paysage. »
Il n’est pas de trait plus caractéristique de l’« Esprit NRF » que celui-ci, qui veut river l’expérience de l’auteur et du lecteur au sentiment du monde et de la vie vécue, à la recherche, sinon d’une approbation ou d’une attestation, du moins d’une alliance entre les mots et les choses. « Ceci, pour Pascal, est assez indiqué, poursuit Cingria, et de ces champs précisément, il y en a dans ce territoire de Magny-les-Hameaux en Seine-et-Oise où se trouvent les vestiges pas absolument exterminés du Port-Royal du grand siècle »…
Suit une critique délurée, gaie et savante, qui fait place près des Pensées aux merles qui sautillent, au miel, aux œufs et au romarin que l’on vend non loin de là, sur une petite table… et à cet « hanneton trempé dans l’encre » qui, comme Pascal (eh oui !), trace les signes de son tempérament « avec son derrière » ! Avec Cingria plus qu’avec quiconque (mais rappelons-nous du cicéronien « Et nobiscum rusticantur », dont le non moins savant et enjoué Albert Thibaudet avait ouvert son Montaigne dans la Pléiade), la Pléiade est une invitation au voyage et à la déambulation, à la lecture en plein air et de plain-pied avec la vie. Un livre, un lieu : « ce beau volume enfermé dans une fourre et qu’on peut se passer en chemin de fer en rentrant par cette ligne en général encombrée de chasseurs »...

La NRF fut donc une lectrice bienveillante à l’égard de la collection de Jacques Schiffrin, dont elle apprécie la modernité, la commodité, la lisibilité et le sérieux. Il faut attendre le mois de mars 1939 pour discerner une première petite marque de griffure sur le beau cuir, quand Benjamin Crémieux lui reproche rétrospectivement d’avoir fait bon marché du théâtre pour son édition de La Fontaine ou des Cantiques spirituels et de L’Histoire de Port-Royal pour son Racine.
Mais, tempère le critique, ce n’était qu’exception, car impeccables étaient les éditions de Baudelaire, Ronsard, Beaumarchais, Descartes et La Rochefoucauld… et non moins celle de Musset qui vient alors de paraître, et qui, en plus des poésies et du théâtre, donne l’œuvre romanesque et critique, ainsi que les essais et les fantaisies… « Trois volumes consacrés à Musset, alors que Lamartine, Vigny et Hugo sont encore absents de la Pléiade, c’est d’une belle obstination, et piquante s’il est vrai, comme on le dit, que, des quatre grands romantiques, Musset, j’entends le poète, soit aujourd’hui le plus négligé. » La Pléiade, agitateur de métamorphoses ? « Je sais bien que la poésie contemporaine lui tourne le dos, le tient à peine pour un poète, plutôt pour un rhéteur, abandonné, sentimental et de goût douteux.
Faut-il à tout prix lui trouver quelque charme, on cite un vers d’une chanson ou de “Sur trois marches de marbre rose. En attendant, le grand public le connaît, et le relit, et l’aime. Peut-être même n’est-il aucun poète qui soit resté plus proche de son cœur. Est-ce un signe si négligeable, quand il se manifeste un siècle après l’apparition d’une œuvre ? »

Plus critique, Kléber Haedens ne se cachera pas en novembre 1939 pour reprocher au grand médiéviste Albert Pauphilet de n’avoir pas retenu Rutebeuf dans son anthologie des Poètes et romanciers du Moyen Âge, et, plus grave encore, de ne s’être pas tenu à des règles strictes et constantes d’établissement des textes. La revue, quoi qu’affiliée à la même maison d’édition, fait preuve ici d’une véritable liberté de jugement. Elle le montrera plus nettement encore sous la plume de Jacques Bersani en 1969, éreintant l’entreprise encyclopédique de Raymond Queneau – et notamment sa méthode « pragmatique », formulée en 1956 –, à l’occasion de la parution du volume consacré aux Jeux et sports. Gaston et Claude Gallimard s’en offusquèrent-ils ? On ne sait. La note parut bien, et sans censure. Mais quelques années plus tôt, Paulhan s’était vu refuser l’édition d’une note assez virulente sur l’un des volumes de la même Encyclopédie concernant l’histoire des littératures… Un sujet des plus sensibles ! Paulhan en fut meurtri, qui avait été lui-aussi, rappelons-le, directeur de la Pléiade.