La Pléaide

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Perec
L'actualité de la Pléiade

George Perec, W ou le Souvenir d’enfance, chap. XII (extrait).

Avril 2016

Désormais, les souvenirs existent, fugaces ou tenaces, futiles ou pesants, mais rien ne les rassemble. Ils sont comme cette écriture non liée, faite de lettres isolées incapables de se souder entre elles pour former un mot, qui fut la mienne jusqu’à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, ou comme ces dessins dissociés, disloqués, dont les éléments épars ne parvenaient presque jamais à se relier les uns aux autres, et dont, à l’époque de W, entre, disons, ma onzième et ma quinzième année, je couvris des cahiers entiers : personnages que rien ne rattachait au sol qui était censé les supporter, navires dont les voilures ne tenaient pas aux mâts, ni les mâts à la coque, machines de guerre, engins de mort, aéroplanes et véhicules aux mécanismes improbables, avec leurs tuyères déconnectées, leurs filins interrompus, leurs roues tournant dans le vide ; les ailes des avions se détachaient du fuselage, les jambes des athlètes étaient séparées des troncs, les bras séparés des torses, les mains n’assuraient aucune prise.

Ce qui caractérise cette époque c’est avant tout son absence de repère : les souvenirs sont des morceaux de vie arrachés au vide. Nulle amarre. Rien ne les ancre, rien ne les fixe. Presque rien ne les entérine. Nulle chronologie sinon celle que j’ai, au fil du temps, arbitrairement reconstituée : du temps passait. Il y avait des saisons. On faisait du ski ou les foins. Il n’y avait ni commencement ni fin. Il n’y avait plus de passé, et pendant très longtemps il n’y eut pas non plus d’avenir ; simplement ça durait. On était là. Ça se passait dans un lieu qui était loin, mais personne n’aurait très exactement pu dire loin d’où c’était, peut-être simplement loin de Villard-de-Lans. De temps en temps, on changeait de lieu, on allait dans une autre pension ou dans une autre famille. Les choses et les lieux n’avaient pas de noms ou en avaient plusieurs ; les gens n’avaient pas de visage. Une fois, c’était une tante, et la fois d’après c’était une autre tante. Ou bien une grand-mère. Un jour on rencontrait sa cousine et l’on avait presque oublié que l’on avait une cousine. Ensuite on ne rencontrait plus personne ; on ne savait pas si c’était normal ou pas normal, si ça allait durer tout le temps comme ça, ou si c’était seulement provisoire. […]

Tout ce que l’on sait, c’est que ça a duré très longtemps, et puis un jour ça s’est arrêté.

Même ma tante et mes cousines ont beaucoup oublié. Ma tante se souvient qu’elle regardait les montagnes ; elle se demandait pourquoi la petite ferme qu’elle apercevait à la lisière de la forêt n’était pas celle de son grand-père : c’est là qu’elle serait née ; elle y aurait joué pendant toute son enfance.

Moi, j’aurais aimé aider ma mère à débarrasser la table de la cuisine après le dîner. Sur la table, il y aurait eu une toile cirée à petits carreaux bleus ; au-dessus de la table, il y aurait eu une suspension avec un abat-jour presque en forme d’assiette, en porcelaine blanche ou en tôle émaillée, et un système de poulies avec un contrepoids en forme de poire. Puis je serais allé chercher mon cartable, j’aurais sorti mon livre, mes cahiers et mon plumierde bois, je les aurais posés sur la table et j’aurais fait mes devoirs.
C’est comme ça que ça se passait dans mes livres de classe.

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