La Pléaide

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D'Ormesson
L'actualité de la Pléiade

Le Vagabond qui passe sous une ombrelle trouée (1978), extrait.

14 novembre 2018

Balançant mon fanal le long des trains étincelants du temps qui nous emporte, je me suis dépeint quelque part [dans la préface d’« Au revoir et merci »] comme un lampiste de l’histoire, comme un agent secret de Dieu. Oui, lampiste de l’histoire que j’inspecte et retape. Oui, agent secret de Dieu que je sers et informe sur sa création même — incomplète, à mon sens, et très insuffisante, et à qui, ici ou là, quand l’occasion s’en présente, je ne rechigne jamais à donner un coup de pouce. Mais bien autre chose encore : les déguisements ne me manquent pas, ni les masques, ni les destins. Lampiste de l’histoire, agent secret de Dieu, je suis aussi, à ma façon, jailli mystérieusement de quelque estampe chinoise ravalée par Karl Marx, ce vagabond qui passe sous une ombrelle trouée dont parlait par erreur un demi-dieu des temps modernes. Je n’ai pas grand-chose à voir avec un paysan chinois, mi-poète, mi-tyran, abreuvé de marxisme, héroïque et sanglant. Mais, sous l’ombrelle trouée, le vagabond, c’est moi.

Pourquoi l’ombrelle ? Pourquoi trouée ? Pourquoi le vagabond ? L’ombrelle c’est ce qui protège — et Dieu sait si je le suis, protégé et bordé et couvert et abrité de tous les orages de l’histoire et des grains du malheur. Les trous, ce sont mes faiblesses, mes erreurs, mes folies, le temps qui coule à travers elles, les échecs et les peines, les malheurs — qu’ils soient bénis ! —, la misère de toutes ces choses et les épaules que vous haussez en lisant ces quelques pages : « Ça baisse, ce n’est pas très bon, c’est moins bien que le reste. » Et le vagabond, c’est moi.

Je suis ce vagabond qui court à travers le temps, hélé par tous les miens qui me réclament et m’appellent, tenté par tous les autres qui m’attendent sans le savoir. Je marche à travers l’histoire, ne sachant rien sur moi, ni sur le trajet que je suis, ni sur la ville d’où je viens, ni sur celle où j’arrive, ni pourquoi, ni comment. Je marche. Je passe. Je cours. Je marche parce qu’il faut marcher. Je marche parce que le temps n’est pas venu encore de m’asseoir et de mourir.

Il viendra bien ce temps qui donnera enfin la réponse à la question de mon père le long de la pièce d’eau : « Que vas-tu faire de ta vie ? Qu’est-ce que tu comptes faire de ta vie ? » La réponse est : « Je vais mourir. » Je vais mourir. Je vais rejoindre mon père et ma mère dans ces souvenirs qui s’effacent et que j’ai tant aimés. Mais j’en aurai ajouté de nouveaux aux anciens. Je ne serai pas mort pour rien puisque j’aurai vécu et que j’aurai, à mon tour, fabriqué des souvenirs. Et ils peuvent bien être sinistres : ils seront lumineux. Le monde n’est qu’une machine à créer des souvenirs. Au-delà des rires et de la gaieté que j’ai si longtemps caressés, je m’avance vers quelque chose de plus digne et de plus haut : le chagrin, la peine, tout ce qui nous a déchirés, la mort de ceux que nous aimions, la fin de Plessis-lez-Vaudreuil, les amours saccagées et le souvenir de nos crimes. Quel calme ! Quelle douceur ! Quelle paix ! Je suis, dans ce champ de désastres, le vagabond qui passe sous son ombrelle trouée.

Il passe. Comme il est gai ! Il passe. Le voyez-vous ? C’est un petit bonhomme qui serait insignifiant s’il ne semblait traîner dans son ombrelle trouée un peu de l’histoire du monde et de ce temps qui s’enfuit. On dirait que ses trous attrapent un peu du ciel. La nuit va tomber sur lui, et elle va l’engloutir. Mais il y aura une aube. Il y aura un printemps. Peut-être n’y sera-t- il plus. Mais d’autres y seront pour lui. Il a rêvé d’être les autres. Les autres seront un peu lui.

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