La Pléaide

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Duby

Le Temps des cathédrales, extrait.

Très peu d’hommes – des solitudes qui vers l’ouest, vers le nord, vers l’est s’étendent, deviennent immenses et finissent par tout recouvrir – des friches, des marécages, des fleuves vagabonds et les landes, les taillis, les pacages, toutes les formes dégradées de la forêt que laissent derrière eux les feux de broussailles et les ensemencements furtifs des brûleurs de bois – ici et là des clairières, un sol conquis cette fois, mais qui pourtant n’est qu’à demi dompté ; des sillons légers, dérisoires, ceux qu’ont tracés sur une terre rétive des outils de bois traînés par des bœufs maigres ; dans cet espace nourricier de grandes taches vides encore, tous les champs que l’on laisse en jachère un an, deux ans, trois ans, dix ans parfois, pour que, naturellement, dans le repos, se reconstituent les principes de leur fertilité – des huttes de pierre, de boue ou de branchages, réunies en hameaux, qu’entourent des haies d’épines et la ceinture des jardins – parfois, au sein des palissades qui la protègent, la demeure d’un chef, une halle de bois, des greniers, les hangars aux esclaves et le foyer des cuisines, à l’écart – de loin en loin, une cité, mais ce n’est, pénétré par la nature rurale, que le squelette blanchi d’une ville romaine, des quartiers de ruines que contournent les charrues, une enceinte tant bien que mal réparée, des bâtisses de pierre qui datent de l’Empire, converties en églises ou en citadelles; près d’elles quelques dizaines de cabanes où vivent des vignerons, des tisserands, des forgerons, ces artisans domestiques qui fabriquent, pour la garnison et pour le seigneur évêque, des parures et des armes ; deux ou trois familles de juifs enfin qui prêtent un peu de monnaie sur gages – des pistes, les longues files des corvées de portage, des flottilles de barques sur tous les cours d’eau : tel est l’Occident de l’an mil. Rustique, il apparaît, face à Byzance, face à Cordoue, très pauvre et très démuni. Un monde sauvage. Un monde que cerne la faim.

Si clairsemée, sa population se trouve encore en effet trop nombreuse. Elle lutte à main presque nue contre une nature indocile dont les lois l’asservissent, contre une terre inféconde parce que mal soumise. Aucun paysan, lorsqu’il sème un grain de blé, n’escompte en récolter beaucoup plus de trois, si l’année n’est pas trop mauvaise – de quoi manger du pain jusqu’à Pâques. Il faut bien ensuite se contenter d’herbes, de racines, de ces nourritures d’occasion que l’on arrache à la forêt et aux berges des fleuves. Le ventre creux, dans les grands travaux de l’été, les rustres sèchent de fatigue attendant la récolte. Quand le temps n’est pas favorable – ce qui est le plus fréquent – le grain manque plus tôt encore et les évêques doivent lever les interdits, rompre l’ordre des rites, permettre de manger de la viande en Carême. Parfois, lorsque des pluies excessives imbibant la terre ont gêné les labours d’automne, lorsque les orages sont venus renverser et gâter les moissons, les disettes habituelles font place aux famines, aux grandes pénuries mortelles. Les chroniqueurs de ce temps les ont tous décrites, et non sans complaisance. « Les gens se poursuivaient les uns les autres pour s’entre-dévorer, et beaucoup égorgeaient leurs semblables pour se nourrir de chair humaine, à la manière des loups. »

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