La Pléaide

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jacques Dars
L'actualité de la Pléiade

Jacques Dars, un génie au parcours fantasque

3 janvier 2011

Le grand sinologue, traducteur d’Au bord de l’eau et de nombreux textes chinois classiques, directeur de la collection «Connaissance de l’Orient» chez Gallimard, est mort le 28 décembre 2010 à Annecy à l’âge de 73 ans.

Comment parler d’un homme de génie qui s’est ingénié, sa vie durant, à tenir à très grande distance toute forme de reconnaissance ? Une telle modestie alliée à tant de dons éclatants, à tant d’érudition tonique, à tant d’élégance d’être n’est guère d’usage sous nos latitudes, et même sous aucune autre latitude. Jacques Dars, à l’instar des vagabonds qu’il affectionnait, surtout quand ils prenaient silhouette de clochards célestes, était un anticonformiste né. Consacrant, en 1970 sous la direction de Jacques Gernet, une thèse de doctorat d’état à La Marine chinoise du Xème siècle au XIVème siècle, thèse décisive, méticuleuse, impeccablement documentée et qui balayait l’idée reçue de Chinois confucéens allergiques à l’espace maritime, il prenait soin de placer en épigraphe une citation d’Alfred Jarry : Je suis d’autant mieux persuadé de l’excellence de mes calculs et de son insubmersibilité que, selon mon habitude invariable, nous ne naviguerons point sur l’eau, mais sur la terre ferme… Tout Jacques Dars était là, dans cette mitoyenneté voulue de l’exploit intellectuel et de la dérision bienfaisante. Accomplir son œuvre certes, mais ne se glorifier de rien.

Quelle œuvre pourtant que la sienne ! Celle d’un chasseur de trésors qui assumait pleinement et prenait au pied la lettre sa fonction de chercheur au CNRS, celle également d’un alchimiste qui aura révélé les grands textes de la littérature chinoise en en faisant de fabuleux textes de langue française. Quand il publie en 1978 sa traduction d’Au bord de l’eau, le roman-fleuve le plus populaire en Chine, il montre qu’avec lui le traducteur devient un co-auteur, voire l’alter ego de l’auteur. La version française est en effet si époustouflante, d’une truculence et d’une virtuosité quasi démoniaque, qu’elle révèle à l’évidence un magnifique écrivain, et se trouve publiée d’emblée en deux volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade, adoubée par Étiemble qui clame son émerveillement : « Ce joyau de la littérature chinoise devient, dès sa première version française, un joyau de notre prose, un maître livre de notre littérature. »

Tous les ouvrages qui vont suivre confirment cet art de la translation inspirée et généreuse qui va requérir Jacques Dars tout entier. Car c’est exclusivement aux autres qu’il consacre son talent, à ceux qu’ils repèrent à travers les siècles comme ses compagnons de rêverie, de colère et d’enchantement. Des Contes de la Montagne sereine de Hong Pian(1987), aux Randonnées aux sites sublimes de Xu Xiake (1993) et au Passe-temps d’un été à Luanyang de Ji Yun (1998) (trois forts volumes publiés dans la collection «Connaissance de l’Orient» chez Gallimard), il poursuit une exploration à la fois littéraire et existentielle. Les écrits qu’il choisit, tous imprévus, malicieux, souvent délicatement subversifs, participent pleinement de sa quête personnelle ; des nouvelles des Ming (En mouchant la chandelle, Gallimard 1986) aux récits fantastiques de la Chine ancienne (Aux portes de l’enfer, Picquier 1997) jusqu’aux Carnets secrets de Li Yu (Picquier 2003) où il est impossible de décider qui, du vieux Chinois du XVIIème siècle ou de Jacques Dars, découvre la voie exaltante et aventureuse vers le bonheur «dans un véritable feu d’artifice d’inventions et de recettes pour transformer le quotidien en une perpétuelle création, pleine de grâce et de surprises.» Oui, comme érudit, comme insoumis, comme ami et frère-juré, Jacques Dars était bien ainsi : étincelant, discret, fantasque, irremplaçable.

André Velter

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Le 9 mars 1979, Jacques Dars était l'invité de l'émission Apostrophes sur le thème"Le Roman historique français et chinois". Voir un extrait et télécharger l'émission sur le site Ina.fr

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