La Pléaide

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Jack London (1876-1916)
L'actualité de la Pléiade

Jack London, « L’Amour de la vie » (extrait)

L’édition des œuvres de London dans la Pléiade propose notamment quarante-sept nouvelles écrites entre 1899 et 1916. La plupart sont marquées par la fascination de London pour l’homme en lutte ou en péril. C’est à l’évidence le cas de « Love of Life », « L’Amour de la vie », qui parut en décembre 1905 dans le McClure’s Magazine et dont on reproduit ici un large extrait.

Il se réveilla à 6 heures, paisiblement étendu sur le dos. Laissant monter son regard dans le ciel gris, il comprit qu’il avait faim. Alors qu’il se dressait sur un coude, un puissant ébrouement le fit sursauter, et il vit un caribou mâle qui le contemplait avec curiosité, tous ses sens en alerte. L’animal n’était guère qu’à cinquante pas de lui : la vision et la saveur d’un filet de caribou rissolant sur un feu dans sa friture s’emparèrent dans l’instant de l’esprit de cet homme. Machinalement, il tendit la main vers le fusil vide, visa, pressa la détente. Le caribou s’ébroua de nouveau, avant de prendre la fuite à grands bonds, faisant claquer et crépiter ses sabots sur les tables rocheuses.

L’homme jura, jeta son fusil vide. Poussant force grognements, il entreprit de se remettre sur pied tant bien que mal, tâche lente et difficile. Ses articulations étaient autant de charnières rouillées. Les glènes grippaient, les os frottaient très fort l’un contre l’autre ; déplier, replier exigeait chaque fois une volonté farouche. Lorsqu’il parvint enfin à se mettre debout, il lui fallut encore une minute ou deux pour se redresser, retrouver la droite posture à laquelle se reconnaît un homme.

Il gravit en rampant un petit tertre, jeta un regard circulaire sur ce qui se présentait devant lui. Il n’y avait pas d’arbres, pas de buissons, rien qu’un océan gris de mousse, duquel roches grises, mares grises et filets d’eau gris étaient seuls à briser la monotonie. Le ciel était gris. Il n’y avait pas de soleil, pas de trace de soleil. Le nord ? Il n’avait pas idée ; comme il avait oublié la manière dont il était arrivé à cet endroit le soir précédent. Mais il n’était pas perdu. Il en était sûr. Encore un peu et il atteindrait le pays des petits bâtons. Il avait l’impression qu’il se trouvait légèrement sur la gauche, quelque part par là — peut-être même sur l’autre versant de cette colline basse, là, toute proche.

Il retourna ranger son ballot, avant de reprendre son chemin. Il s’assura qu’il avait bien ses trois paquets distincts d’allumettes, même s’il ne prit pas le temps de les compter. Il ne partit pas tout de suite, cependant, s’interrogeant sur une sacoche pansue en peau d’orignal ; pas très grosse. Il aurait pu la cacher sous ses mains réunies. Il savait qu’elle pesait quinze livres — autant que le reste de son bagage —, et cela le souciait. Il finit par la mettre de côté avant de rouler son paquetage.

L’espace d’un moment, il contempla la sacoche pansue en peau d’orignal, la ramassa en hâte, jetant alentour des regards de défi, comme si ce lieu désolé voulait la lui dérober. Et lorsqu’il se remit sur pied pour entamer son chancelant périple, elle avait réintégré le ballot qu’il portait sur le dos.

Il laissa porter sur sa gauche, s’arrêtant de temps à autre pour manger des baies des marais. Sa cheville était raide, il boitait plus bas, mais cette douleur n’était rien comparée à celle qui lui taraudait l’estomac. Car ces affres-là étaient vives. Il en fut bientôt rongé au point de ne plus pouvoir prêter une attention suffisante au chemin qu’il lui fallait suivre pour atteindre le pays des petits bâtons. Les baies des marais ne le soulageaient pas, lui irritant plutôt la langue et le palais.

Il tomba bientôt sur une vallée où des perdrix des neiges s’arrachaient aux méplats et aux fondrières d’un tire-d’aile vrombissant. Crrr-crrr-crrr, criaient-elles. Il leur jeta des pierres sans parvenir à les atteindre. Il posa par terre son bagage et se mit à l’affût, comme un chat guette un moineau. Les rochers coupants déchirèrent ses jambes de pantalon, et bientôt ses genoux laissaient derrière lui des traînées de sang ; mais cette souffrance disparaissait sous celle que lui causait la faim. Il se tordait sur la mousse trempée, les vêtements imbibés d’eau, le corps glacé ; il n’en avait pourtant pas conscience, si forte était sa fièvre de nourriture. Et les perdrix des neiges ne cessaient de s’élever, vrombissant sous ses yeux, jusqu’à ce que leur crrr-crrr-crrr lui semblât se moquer, et il les maudit toutes et leur renvoya à son tour, à pleins poumons, leur propre cri.

Une fois, en rampant, il tomba sur l’une d’elles, sans doute endormie. Il ne la vit pas avant qu’elle eût surgi de son trou de rocher pour lui voler au visage. Il referma dessus son poing, d’un réflexe pareil à l’envol de la perdrix, n’y trouvant après coup que trois plumes de la queue. La regardant s’envoler, il éprouva pour elle de la haine, comme si elle venait de lui causer un tort épouvantable. Puis il fit demi-tour et se sangla le ballot sur les épaules.

Au fil de la journée, il pénétra dans des vallées et des creux marécageux où le gibier était plus abondant. Une horde de caribous passa — vingt et quelques têtes — à portée de son fusil, le mettant au supplice. Un désir fou de leur courir après l’envahit, certain qu’il était de pouvoir les rejoindre. Un renard noir arriva dans sa direction, une perdrix dans la gueule. L’homme poussa un cri. C’était un cri de peur mais le renard, effrayé, s’enfuit en bondissant, sans lâcher la perdrix.

En fin d’après-midi, il suivit un ruisseau, tout laiteux de calcaire, qui sinuait entre des bouquets épars de pesses d’eau. Saisissant fermement ces plantes tout près de la racine, il arracha ce qui ressemblait à un petit bulbe d’oignon, pas plus gros qu’un clou à bardeau. Il était tendre, et ses dents s’y enfoncèrent dans un croustillement prometteur de délices. Mais ses fibres étaient coriaces. Il était composé de filaments ligneux saturés d’eau, comme les baies, et n’apaisait en rien la faim. Il se débarrassa de son ballot et progressa à quatre pattes au milieu des pesses, croquant et mâchonnant, tel un quelconque bovin.

Il était épuisé et souhaitait souvent se reposer — s’étendre et dormir —, mais quelque chose, toujours, le faisait avancer: moins son désir d’atteindre le pays des petits bâtons que sa fringale. Il explora de petites mares, espérant y trouver des grenouilles, creusa le sol avec ses ongles pour y chercher des vers, en sachant parfaitement que ni grenouilles ni vers n’existaient si loin au nord.

Il examina en vain la moindre flaque, avant de découvrir dans l’une d’entre elles, alors que descendait le long crépuscule, un poisson solitaire, de la taille d’un vairon. Il plongea le bras jusqu’à l’épaule, mais il lui échappa. Voulant l’attraper des deux mains, il agita la boue laiteuse qui tapissait le fond. Dans son affolement, il tomba dans la mare, trempé jusqu’à la ceinture. L’eau était alors devenue trop boueuse pour lui permettre de repérer le poisson ; il lui fallut attendre et la laisser rasseoir.

Et la course reprit, jusqu’au moment où l’eau, de nouveau, fut trouble. Il ne pouvait plus attendre. Il décrocha son seau en fer-blanc et entreprit de vider la mare. Il commença par écoper furieusement, à grandes éclaboussures, rejetant l’eau à si faible distance qu’elle regagnait la mare d’où elle était venue. Alors il fit plus attention, s’efforçant au calme, même si le cœur lui martelait la poitrine et si ses mains tremblaient. Au bout d’une demi-heure, la mare était presque à sec. Il n’y restait plus de quoi emplir une tasse. Ni de poisson. Il découvrit une crevasse dissimulée entre les pierres par où il avait fui vers une mare voisine, plus grande que celle-ci. S’il avait su que cette crevasse était là, il aurait pu commencer par l’obturer avec une pierre, et le fretin aurait été à lui.

À cette pensée, il se recroquevilla sur lui-même et s’effondra sur la terre mouillée. Il pleura d’abord doucement, en silence, avant de pleurer à grands cris, des cris destinés à l’impitoyable désolation qui le cernait ; puis, pendant longtemps, des sanglots secs, profonds, le secouèrent.

Il fit du feu et se réchauffa en buvant de grands quarts d’eau chaude, installa son campement sur un méplat rocheux, ainsi qu’il avait fait la nuit précédente. Son dernier geste fut de vérifier que ses allumettes étaient au sec et de remonter sa montre. Les couvertures étaient humides et collantes. Sa cheville pantelait de douleur. Mais tout ce qu’il savait, c’était qu’il avait faim, et tant que dura son sommeil agité, il rêva de bombances et de banquets, de mets servis et présentés sous toutes les formes imaginables.

Il se réveilla gelé et malade. Il n’y avait pas de soleil. Le gris de la terre et du ciel s’était fait plus dense et plus profond. Un vent âpre soufflait et les premiers tourbillons de neige blanchissaient le haut des collines. L’air qui l’entourait s’épaissit et blanchit pendant qu’il préparait un feu pour faire à nouveau bouillir de l’eau. C’était de la neige fondue, mêlée de pluie, et les flocons étaient gros, lourds d’humidité. D’abord ils fondirent dès qu’ils touchaient la terre, puis il en tomba d’autres, et d’autres encore, qui recouvrirent le sol, éteignirent le feu, gâtèrent la provision de mousse qui lui permettait de l’entretenir.

Il y vit le signe qu’il lui fallait coltiner son ballot et repartir tant bien que mal, sans savoir vers où. Peu lui importait le pays des petits bâtons, peu lui importaient Bill et la cache sous le canoë renversé sur les rives de la Dease. Il était tout entier sous l’emprise du verbe « manger ». Il avait la faim-valle. Il ne prêta aucune attention à la direction qu’il prenait, du moment que son parcours lui faisait traverser les fonds marécageux. Il plongeait les mains dans la neige mouillée pour atteindre les baies aqueuses des marais, arrachait à tâtons les pesses d’eau par les racines. Mais rien de cela n’avait de saveur ni ne procurait la moindre satisfaction. Il découvrit une herbe au goût aigre et mangea tout ce qu’il put en trouver, c’est-à-dire assez peu, car il s’agissait d’une plante rampante, que plusieurs pouces de neige dissimulaient aisément.

Il n’eut pas de feu ce soir-là, ni d’eau chaude, et il se glissa sous sa couverture pour dormir du sommeil à éclipses de l’affamé. La neige se transforma en pluie froide. Il se réveilla bien des fois en la sentant tomber sur sa figure. Vint le jour — un jour gris, sans soleil. La pluie avait cessé. Sa fringale n’était plus aussi poignante. Toute sensibilité, du moins celle qui touchait à son inanition, s’était éteinte. Une douleur sourde, lourde, pesait sur son estomac, mais il n’en était pas autrement incommodé. Il avait retrouvé un peu de sa raison et son principal désir : le pays des petits bâtons et la cache au bord de la Dease.

 Il déchira en bandelettes ce qu’il restait d’une de ses couvertures et pansa ses pieds ensanglantés. En outre, il banda plus serré sa cheville blessée et se prépara pour une journée de marche. Avant de charger son ballot, il posa longuement les yeux sur la sacoche pansue en peau d’orignal, et finit par la prendre avec lui.

La pluie avait fait fondre la neige, et seul le haut des collines était blanc. Le soleil reparut et il réussit à s’orienter, même si à présent il se savait perdu. Peut-être, au cours de ses errances de la veille, s’était-il trop écarté vers la gauche. Il laissa cette fois porter à droite, afin de compenser cette éventuelle dérive.

Les affres que lui causait la faim avaient beau n’être plus si exquises, il se rendit compte de sa faiblesse. Il était obligé de s’accorder des pauses fréquentes, au cours desquelles il s’en prenait aux baies des marais et aux bouquets de pesses d’eau. Sa langue lui semblait énorme et toute sèche, comme si elle était tapissée de petits poils très fins, et elle avait dans sa bouche un goût amer. Son cœur lui causait énormément de soucis. Au bout de quelques minutes de marche, il se mettait à tambouriner impitoyablement, poum-poumpoum, avant d’être emporté, incontrôlable, par une douloureuse rafale de battements qui l’étouffaient et lui donnaient le tournis, le laissant au bord de l’évanouissement.

En milieu de journée, il trouva deux vairons dans une grande mare. Il était impossible de la vider mais, étant désormais plus calme, il réussit à les attraper avec son seau. Ils n’étaient pas plus longs que son petit doigt, et il n’avait pas particulièrement faim. La douleur sourde de son estomac s’était faite plus sourde encore, et moins perceptible. On aurait presque dit que son ventre somnolait. Il mangea les poissons crus, mastiquant avec application, manger n’étant plus qu’affaire de pure raison. Tout en n’ayant aucune envie de manger, il savait devoir manger pour survivre.

Traduit de l’anglais (États-Unis d’Amérique) par Marc Chénetier.

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