La Pléaide

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D. H. Lawrence - Lettre 74
L'actualité de la Pléiade

Connie et Oliver dans la Pléiade

Mai 2024

En Connie on aura reconnu Constance, Lady Chatterley, et en Oliver son garde-chasse, Mellors. Publié à compte d’auteur en 1928, circulant sous le manteau (un assez large manteau) jusqu’en 1959, objet d’un procès retentissant en 1960, Lady Chatterley’s Lover fut longtemps synonyme de scandale. Si l’on voulait bien, à la faveur de la nouvelle traduction proposée, le lire pour lui-même, le roman n’y perdrait rien. C’est en octobre que paraîtra le volume de la Pléiade consacré à D. H. Lawrence : Women in Love, Lady Chatterley’s Lover et le recueil de trois novelettes intitulé, selon les éditions, The Captain’s Doll ou The Ladybird ont été retraduits pour l’occasion par Marc Porée et Laurent Bury. Voici, à titre d’échantillon, un extrait du chapitre VI de L’Amant de Lady Chatterley (le premier dialogue entre Constance et Mellors) dans la traduction inédite de Marc Porée.

Ce jour-là, […] Clifford avait un message à faire parvenir au garde-chasse, mais comme le garçon de course était au lit avec la grippe — il y avait toujours quelqu’un de grippé à Wragby —, Connie se proposa pour aller au cottage.
    Une douceur de mort était répandue dans l’air, comme si l’univers agonisait lentement. Grisaille, humidité poisseuse, silence. Pas la moindre allée et venue dans la mine. Les puits, qui tournaient à temps partiel, étaient fermés aujourd’hui. La fin de toutes choses !
    Dans le bois, tout était inerte et immobile. Seules de grosses gouttes tombant des branches nues s’écrasaient avec un petit ploc ! qui sonnait creux. Pour le reste, sous le couvert des vieux arbres, ce n’était qu’inertie, grisaille, abandon, silence et néant.
    Connie avançait à l’aveuglette. Le vieux bois exhalait une mélancolie sans âge, qui lui apportait plus de réconfort que l’âpre insensibilité du monde extérieur. Elle appréciait l’intériorité de ce vestige de forêt, la réticence muette des vieux arbres. Ils incarnaient une puissance de silence, et pourtant leur présence était vitale. Eux aussi, ils attendaient : obstinément, stoïquement, ils attendaient, auréolés d’un silence puissant. Peut-être attendaient-ils seulement la fin (qu’on les abatte et qu’on les emporte), la fin de la forêt, soit, pour eux, la fin de toutes choses. Mais peut-être leur puissant et aristocratique silence, un silence d’arbres puissants, avait-il une autre signification.
    En sortant du bois, par le nord, elle aperçut le cottage du garde-chasse, bâtisse sombre de pierres brunes, avec ses pignons et sa belle cheminée. Elle avait l’air inhabitée, tant elle était silencieuse et solitaire. Un fi let de fumée s’échappait cependant de la cheminée, et le jardinet de devant, ceint d’une grille, était bêché de frais et parfaitement entretenu. La porte était fermée.
    À présent qu’elle était là, elle se sentit un peu intimidée à l’idée de retrouver cet homme, et son regard d’une curieuse perspicacité. Elle rechignait à lui transmettre des ordres, aussi fut-elle à deux doigts de s’en retourner. Elle toqua doucement à la porte. Personne. Elle frappa de nouveau, à peine plus fort. Pas de réponse. Par la fenêtre, elle jeta un oeil à l’intérieur de la petite
pièce sombre, dont l’intimité presque sinistre semblait vouloir repousser toute intrusion.
    Elle tendit l’oreille et crut alors percevoir des bruits venant de l’arrière du cottage. Furieuse de n’avoir pas réussi à se faire entendre, elle refusait de s’avouer vaincue.
    Elle contourna la petite maison. À l’arrière du cottage, le terrain s’élevait en pente raide, de sorte que le jardin, lui, se trouvait encaissé, clos par un petit mur de pierres. À l’angle de la maison, elle s’arrêta net. Sur le bout de terrain à deux pas devant elle, l’homme se lavait, ignorant qu’il était observé. Tout le haut de son corps, jusqu’aux hanches, était nu, et sa culotte de velours retombait sur ses reins élancés. Penché au-dessus d’une bassine d’eau savonneuse, son dos blanc et longiligne bien en évidence, il y plongea la tête, la secouant d’un drôle de mouvement rapide. Levant ses bras blancs et longilignes, il chassa l’eau savonneuse de ses oreilles : rapide, subtil comme une belette jouant avec l’eau, et intégralement seul.
    Rebroussant chemin, Connie s’éloigna rapidement dans le bois. Elle se reprochait presque d’avoir éprouvé un tel choc. Il ne s’agissait pourtant que d’un homme qui se lavait ! Dieu sait si cela ne présentait rien d’extraordinaire !
    Or, curieusement, elle avait eu comme une vision, qui l’avait frappée de plein fouet. Elle revit la culotte grossière retombant sur ses reins blancs, purs et délicats, l’ossature légèrement saillante. La solitude de cette créature aussi intégralement seule la bouleversa. Nudité parfaite, blanche et solitaire d’une créature vivant seule, d’une solitude toute intérieure. Et au-delà, la beauté particulière d’une pure créature. Ni belles formes, ni beauté canonique, mais un éclat, un rayonnement : la flamme chaude et blanche d’une existence solitaire révélée sous des contours qu’on pouvait toucher : un corps !
    Connie avait reçu le choc de cette vision dans ses entrailles, et elle le savait. La vision s’était installée en elle. Mais son esprit était prompt au ridicule : un homme en train de se laver dans une arrière-cour ! Sûrement avec du savon jaune pestilentiel ! Elle était passablement agacée. Pourquoi fallait-il que des détails aussi intimes et sordides lui tombent sous le nez !
    En marchant, elle s’efforça de prendre du recul. Mais au bout d’un moment, elle s’assit sur une souche. Elle était trop troublée pour réfléchir. Bien que plongée dans les affres de la confusion, elle était quand même déterminée à remettre son message en main propre. Elle n’entendait pas se laisser contrarier. Il fallait seulement lui laisser le temps de s’habiller, mais pas
de quitter les lieux, car il s’apprêtait sans doute à sortir.
    Elle retourna lentement vers le cottage, en dressant l’oreille. À l’approche, rien n’avait bougé. Un chien aboyait et elle frappa à la porte, le coeur battant malgré elle.
    Elle entendit l’homme descendre l’escalier à pas légers. Il ouvrit si rapidement la porte qu’elle sursauta. Lui-même semblait mal à l’aise. Mais, très vite, il se mit à rire.
    « Lady Chatterley ! Voulez-vous vous donner la peine d’entrer ? »
    Ses manières étaient tellement naturelles et franches qu’elle franchit le seuil et pénétra dans la petite pièce morne.
    « Je suis venue vous transmettre un message de la part de Sir Clifford », dit-elle, de sa voix douce et un peu essoufflée.
    L’homme la regardait de ses yeux bleus et pénétrants, l’obligeant à détourner le regard. Il la trouvait ravissante, presque belle dans sa timidité. Instantanément, il prit le contrôle de la situation.
    « Voulez-vous vous asseoir ? » demanda-t-il, persuadé qu’elle refuserait.
    La porte était restée ouverte.
    « Non merci ! Sir Clifford voulait vous demander si… »
    Elle rapporta son message, se surprenant à fixer Mellors des yeux. Une femme ne pouvait pas passer à côté de son regard, empreint d’une chaleur, d’une bonté et d’une aisance tout à fait merveilleuses.
    « Très bien, Madame. Je vais m’en occuper de ce pas. »
    En recevant l’ordre, il avait changé du tout au tout, s’abritant derrière un vernis de dureté et de détachement.
    Connie hésita : elle aurait dû quitter les lieux, mais ce petit salon propre et bien rangé, mais tellement triste, la consterna.
    « Vous vivez tout seul ici ?
    — Oui, tout à fait seul, Madame.
    — Mais, votre mère…
    — Elle habite dans son propre cottage, au village.
    — Avec l’enfant ?
    — Avec l’enfant. »
    Une indéfinissable pointe de dérision se fit jour sur son visage ordinaire et las. Très changeant, son visage la remplissait de perplexité.
    « Non », dit-il, voyant que Constance semblait interloquée, « ma mère vient faire du ménage pour moi, le samedi. Le reste, je m’en charge. »
    Connie le regarda encore. Ses yeux souriaient d’un air moqueur, mais ils étaient toujours aussi bleus, chaleureux, et, somme toute, bienveillants. Elle le regardait avec étonnement. Il portait un pantalon, une chemise de flanelle et une cravate grise. Il avait les cheveux lisses et humides, le teint pâle et les traits fatigués. Quand ils cessaient de rire, ses yeux donnaient l’impression d’avoir énormément souffert, sans se départir de leur chaleur. Mais un glacis de solitude l’avait recouvert, quand il avait compris que Connie n’était pas venue pour lui. Elle nota chez lui une curieuse dissociation : d’un côté, il débordait de vie, et de l’autre, il était cerné par la mort.
    Elle voulait dire tant de choses, mais pas un mot ne sortait de sa bouche. Elle se contenta de le regarder encore, avant d’ajouter :
    « J’espère que je ne vous ai pas dérangé ! »
    Un léger sourire moqueur lui fit plisser les yeux.
    « J’étais en train de me peigner, avec votre permission. Désolé pour l’absence de veste, mais je n’avais aucune idée de qui pouvait bien frapper à la porte. Personne ne frappe, ici. Et tout ce qui est inattendu paraît inquiétant. »
    Il la précéda sur le sentier du jardin pour lui ouvrir le portail. En le voyant ainsi, en chemise, sans sa grossière veste de velours à côtes, elle nota de nouveau combien il était élancé, maigre et un peu voûté. Pourtant, en passant devant lui, elle sentit quelque chose de juvénile et de lumineux dans sa douce chevelure blonde et ses yeux vifs. Il devait avoir trente-sept ou trente-huit ans. Elle regagna lentement le bois, sachant qu’il la suivait du regard. Il la troublait beaucoup, malgré elle.
    De son côté, en rentrant, il pensait :
    « Elle est charmante, elle est vraie ! Elle est plus charmante qu’elle ne croit. »
    Elle se posait bien des questions sur son compte. Mellors ressemblait si peu à un garde-chasse, si peu à un ouvrier, bien qu’il ressemblât aux gens du pays. Mais il sortait tellement du lot, par ailleurs.
    « Mellors, le garde-chasse, est un drôle d’individu, dit-elle à Clifford. Il pourrait presque être un gentleman.
    — Vraiment ? dit Clifford, je ne m’en étais pas rendu compte.
    — Mais n’a-t-il pas quelque chose de spécial ? insista Connie.
    — Je crois que c’est quelqu’un de bien, mais je ne sais presque rien sur lui. Il n’a quitté l’armée que l’année dernière, il y a moins d’un an, même. Il revient des Indes, je crois. Il se peut qu’il ait appris deux trois choses là-bas. Peut-être était-il l’ordonnance d’un officier, ce qui l’a dégrossi. C’est arrivé pour certains soldats. Mais ce n’est pas bon pour eux. À leur retour, il leur faut bien rentrer dans le rang. »
    Connie dévisagea Clifford d’un air pensif. Elle reconnaissait bien là la rebuffade mesquine, propre aux membres de sa caste, à l’endroit de toute personne en bas de l’échelle réellement en mesure de s’élever dans la société.
    « Mais ne lui trouvez-vous pas quelque chose de spécial ?
    — Franchement, non. Je n’ai rien remarqué de tel. »
    Il regarda Connie avec curiosité, un peu mal à l’aise et soupçonneux. Elle comprit qu’il ne lui disait pas toute la vérité. Ou, plutôt, qu’il se mentait à lui-même. Il ne supportait pas qu’il pût exister des êtres humains vraiment exceptionnels. On devait être plus ou moins au même niveau que lui, ou en-dessous.
    Connie ressentit de nouveau l’étroitesse d’esprit, la mesquinerie des hommes de sa génération. Ils étaient si étroits, et la vie leur faisait si peur !
Traduit de l’anglais par Marc Porée.

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