La Pléaide

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Malraux
L'actualité de la Pléiade

André Malraux, Lazare, 1974 (extrait).

17 octobre 2016

Dans le couloir, les cris ont repris.
J’ai donc fait le tour de la chambre... J’ai toujours lié le sentiment de la mort à l’agonie, et suis stupéfié par cette angoisse où je ne distingue que la menace inconnue de me retrouver amputé de la terre.
Ni douleur, ni mémoire, ni amnésie — ni dissolution. Perte de conscience, pas de toute conscience. Je me croyais dans une autre partie de la chambre, mais quelque part ; je ne comprenais pas ce qu’était devenu mon lit, mais je tentais de m’y allonger, de m’installer dans ma litière : essayons de dormir, je comprendrai demain matin. Je me souviens de mon effort. Conçoit-on Lazare se souvenant d’efforts pour s’accommoder de son tombeau ?
Sans en avoir conscience, sinon par le souvenir, j’ai vécu ce que je pressens depuis mon arrivée à la Salpêtrière : un je-sans-moi ; une vie sans identité. Le fou s’en prête une. Perdre son identité suggère tout perdre ; je ne me dissolvais nullement, parce que ma conscience s’était réfugiée dans mon effort. Une conscience animale ? Un somnambule conscient seulement de sa tension pour atteindre le toit, et qui en eût gardé la mémoire ?
L’homme, ai-je dit, c’est ce dont les voix emplissaient la sape et le camp de prisonniers. On a proclamé : l’homme, ce sont ses fantasmes, ses pulsions, ses désirs cachés. J’ai envie d’écrire : c’est ce qui se construit sur cette conscience véhémente d’exister, seulement d’exister, mais n’est-
elle pas liée à l’homme comme le socle à la statue ? Pourquoi m’intéresser à cet être d’amibe ? Pour ce qu’il a de commun avec moi, avec le moi du rêve et le fou : la conscience de l’effort.
Ce qui me fascine dans mon aventure, c’est la marche sur le mur entre la vie et les grandes profondeurs annonciatrices de la mort. C’est aussi le souvenir de ces profondeurs. « Les réanimés ne se souviennent de rien » (de rien, mais de conversations entre les médecins !). La rencontre avec la part de l’homme qui marche, geint ou hurle quand la conscience n’est pas là.
J’ai été conscient de ne plus savoir où j’étais — d’avoir perdu la terre. Pas d’autre douleur que celle des autres, qui bat confusément cette chambre blanche où veille la petite lampe de la nuit comme, dans ma chambre de Bombay, la rumeur de l’Océan battait la grève. Je suis lucide, d’une lucidité limitée au ressassement d’une terre de nulle part, à la stupéfaction devant un état ignoré. Ce qui s’est passé n’a rien de commun avec ce que j’appelais mourir.
D’où vient ce remue-ménage assourdi ? Je ne pressens pas encore le gris de l’aube. Aucun bruit de couverts ; les bruits semblent d’ailleurs venir du sol, et je reconnais le pas alourdi des infirmiers qui emportent les malades à la salle d’électrologie. Ils s’éloignent, et la porte de la chambre contiguë bat sourdement le silence. Je n’entends plus les hautes plaintes. Les infirmiers ne sont pas partis pour la salle d’électrologie : mon voisin est mort.

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