La Pléaide

1992

Depuis 1954, Julien Gracq, qui a pour habitude d'écrire ses œuvres de fiction sur des feuillets volants, consigne dans des cahiers des textes brefs, discontinus, non fictionnels : souvenirs de voyage, évocations de paysages, réflexions diverses, sur la littérature, sur l'actualité, sur ses lectures récentes. Cette pratique, au reste irrégulière, a été entreprise sans visée précise : Gracq n'envisage pas de publier ses cahiers.

Mais ce nouveau support induit un nouveau sentiment du texte ; il va, progressivement, influencer l'écriture du récit et d'autre part, au terme d'un long cheminement, aboutir à des livres. Les deux volumes de Lettrines, Les Eaux étroites, En lisant en écrivant, Autour des sept collines tirent leur substance des cahiers — ainsi que Carnets du grand chemin, dont l'édition originale paraît en janvier chez l'éditeur habituel de Julien Gracq, la Librairie José Corti. Pour la première fois, le texte a été composé par Corti sur ordinateur.

Les textes ordonnés «par familles» — de façon assez lâche — dans les Carnets proviennent des cahiers écrits entre 1974 et 1990. En tête du volume, une courte préface expose le projet de Gracq : «Le grand chemin auquel se réfèrent les notes qui forment ce livre est, bien sûr, celui qui traverse et relie les paysages de la terre. Il est aussi, quelquefois, celui du rêve, et souvent celui de la mémoire, la mienne et aussi la mémoire collective, parfois la plus lointaine : l'histoire, et par là il est aussi celui de la lecture et de l'art.»

Quelques-uns de ces textes sont déjà connus des fidèles de Julien Gracq ; l'un a été publié en 1976 dans la revue Le Nouveau Commerce, trois figuraient en 1986 dans l'ouvrage de Jean Carrière Julien Gracq Qui êtes-vous ?, d'autres ont paru dans La Nouvelle Revue française en septembre 1980 et — déjà sous le titre « Carnets du grand chemin » — en janvier 1991. Mais le livre de 1992 produit une impression inédite, et il peut surprendre ceux qui voient dans Gracq l'un des écrivains les plus secrets du siècle : plus qu'aucun des livres précédents, Carnets du grand chemin fait songer à des Mémoires.

Mémoires déstructurés, certes, débarrassés de tout ce qui relève de l'anecdote, soumis à un brouillage chronologique des plus conscients — un jeu de cartes, plutôt, et soigneusement battu. Mais enfin, comme l'écrivait François Mauriac dans ses Mémoires intérieurs, «refuser d'écrire sa vie, ce n'est pourtant pas se résoudre à n'en rien laisser connaître». La vérité de l'écrivain se trouve dans sa littérature, pense Gracq, qui ne retient donc, de sa vie, que ce qui est convertible en littérature.

Des voiles, déjà, ont été levés, par la curiosité, par l'indiscrétion. Puisque l'on ne peut rester seul maître du terrain à explorer, pourquoi ne pas choisir soi-même les champs sur lesquels on souhaite voir se porter l'attention ? Mais dans les pages qui pourraient sembler les plus personnelles, le propos est celui d'un témoin d'événements ou de situations qui déjà appartiennent à l'histoire : «En août 1918, en allant à Pornichet, nous traversions Saint-Nazaire empli d'un remue-ménage kaki et bleu horizon de Sénégalais et d'Américains…» Le «moi» est moins individuel que littéraire ; il est celui de Julien Gracq, non celui de Louis Poirier.

Moins de quatre ans après leur publication, les Carnets du grand chemin seront repris au tome II des Œuvres complètes de Gracq dans la Pléiade. Dernier texte de ce volume, ils en forment comme le point d'orgue. Les Carnets resteront le dernier livre publié par Julien Gracq.