La Pléaide

1979

Les recenseurs, pour la plupart, commencent par mentionner l’âge de l’auteur : quatre-vingt-trois ans selon les uns, quatre-vingt-quatre selon d’autres, qui anticipent un peu. Difficile de leur reprocher cette indélicatesse, si c’en est une. Au seuil de ses Carnets 1978, qui paraissent chez Gallimard en ce printemps de 1979, Albert Cohen a donné le ton : « J’ai quatre-vingt-deux ans et je vais bientôt mourir. Vite me redire, stupidement souriant, me redire le temps de mon enfance, vite avant la fin de moi et de mes souvenirs. »

Se redire, donc – l’exercice n’a rien de rare, certains écrivains s’y adonnent même de très bonne heure. Mais la forme que donne Cohen à ce livre-là n’est pas banale. En un peu moins de quatre-vingt-dix fragments datés du 3 janvier au 2 septembre, ce n’est pas le journal d’une année qu’il propose, mais une dernière promenade sur le chemin de sa vie, en quête d’un sens introuvable, en proie au sentiment de l’absurdité de toute chose. « Un invisible carrosse nous promène, à travers les jours de notre vie et leurs joies, nous promène depuis le berceau jusqu’à la tombe, et une rigolarde Mort est le cocher et secoue son fouet à grelots. »

Retour vers la mère : « c’est ma lamentable magie et mon pauvre truc pour ne t’avoir pas entièrement perdue » ; évocation de l’amitié avec Marcel Pagnol « qui fut jeune et rieur, mort parmi les morts » ; souvenir des femmes autrefois aimées et qu’il faudrait, en un étrange fantasme d’abolition de toute jalousie, réunir dans « une villa à la campagne », « et aller de l’une à l’autre, et être courtois avec chacune, et toutes seraient adorables entre elles » ; tocades : « Envie subite d’écrire une scène conjugale » (suit, sur plusieurs pages, ladite scène) ; rappel de l’histoire des Hébreux et célébration d’un Israël vivant « sous le soleil de son ciel retrouvé » ; recherche de Dieu, enfin, « essayer encore, prier Dieu encore, Dieu aimé, Dieu muet ». Le livre est tantôt sarcastique, tantôt sombre, toujours fiévreux et lancinant, entre révolte, volonté de conjuration et acceptation.

Cohen, on le sait, parlait volontiers des vivants comme de « futurs morts », et l’on retrouve dans ses Carnets quelques amabilités de cet acabit : « ça rit dans les autobus, ces jeunes et fardés futurs cadavres femelles, ça rit avec leurs dents, annonce et gentil commencement de leur squelette »… Mais, dans l’ensemble, le moment semble venu pour lui d’essayer de se persuader, à l’inverse, que les morts vivent encore. Car en 1978 l’écrivain ne va pas bien. Fatigue, dépression, anorexie – il qualifiera cette période de « demi-mort », et seule l’envie de continuer à écrire ses Carnets lui permettra de tenir bon.

Le manuscrit, cependant, lui donne du mal. À mesure qu’il épaissit, l’auteur perd du poids. Sans doute la réaction de Claude Gallimard, qui reçoit le texte en novembre 1978, a-t-elle été de nature à le « regonfler » : « ce livre, écrit l’éditeur, mérite non seulement d’être publié en soi, mais également comme une explication de toute votre œuvre ». Explication, récapitulation ultime: les thèmes abordés, en effet, sont déjà familiers aux lecteurs de Solal, du Livre de ma mère, de Belle du seigneur ou d’Ô vous, frères humains. Cohen n’est pas homme à renier ses obsessions, fût-ce en fin de parcours. Mais il a le don de les réorchestrer, de sorte que ce texte taillé « dans la peine, le rire et le temps » (Fr. Nourissier) ne ressemble à aucun autre.

L’auteur tient à dédier Carnets 1978 à son médecin. Ce sera son dernier livre.

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