La Pléaide

1978

Du livre qui reçoit le prix Médicis, et qui deviendra un jalon dans l’histoire du roman, on peut parler de bien des manières. L’auteur, membre de l’Oulipo, aime l’approche formelle. Il a élaboré son texte à partir d’un « cahier des charges » riche en contraintes, parmi lesquelles « une structure mathématique connue sous le nom de “bi-carré latin orthogonal d’ordre 10” », une progression fondée sur l’« algorithme du cavalier », etc.

Ce discours a beau avoir son charme, il risque d’effaroucher. Heureusement, l’auteur parle aussi du contenu : à l’origine, explique-t-il, deux ébauches indépendantes. La première « envisageait vaguement la description d’un immeuble parisien dont la façade aurait été enlevée » ; la seconde, née « pendant la reconstitution laborieuse d’un gigantesque puzzle représentant le port de La Rochelle », « racontait ce qui allait devenir l’histoire de Bartlebooth ».

Une histoire ? bonne nouvelle. Et il y a aussi un héros (appelons-le ainsi) doté de parrains prestigieux, les créateurs respectifs de Bartleby et de Barnabooth, Melville et Larbaud. Plus question d’algorithmes, c’est de littérature qu’il s’agit. Mais l’histoire ? Fort simple. Le riche Bartlebooth, qui habite l’immeuble évoqué plus haut, consacre dix ans de sa vie à apprendre l’art de l’aquarelle. Pendant les vingt années suivantes, il parcourt le monde et peint cinq cents tableaux de ports. Envoyées à Paris, les aquarelles y sont transformées en puzzles. Durant vingt années supplémentaires, Bartlebooth s’emploie à les reconstituer. Puis il les décollera de leur support et effacera chacune d’elles à l’aide d’un solvant sur le lieu même où elle a été peinte. Las ! son projet – partir de rien pour revenir à rien après mille opérations complexes – échoue : Bartlebooth meurt sans avoir achevé son œuvre.

Ici, recrudescence probable du nombre des lecteurs effarouchés. On leur fera observer que le sous-titre du livre, romans, est au pluriel : l’histoire de Bartlebooth, toute centrale qu’elle est, n’est qu’une composante parmi d’autres de La Vie mode d’emploi de Georges Perec. On pourrait aussi bien dire du livre qu’il est l’histoire du peintre Valène hanté par le projet de faire tenir l’immeuble tout entier sur sa toile – ou la somme des histoires d’un pharmacien, d’un archéologue, d’un trapéziste, d’un anthropologue et des autres habitants de l’immeuble, chacun poursuivant un objectif chimérique – ou encore la mise en forme(s) romanesque(s) du sentiment de l’absurdité de l’existence…

Une chose est sûre : les années 1970 étaient marquées par des recherches formelles qui avaient disqualifié histoires et personnages. À la rentrée 1978, la narration et le plaisir qui va avec sont réhabilités. Si La Vie mode d’emploi se laisse malaisément résumer, on jubile à sa lecture. En 2006, c’est ce livre que choisira Henri Godard pour évoquer « le retour de la fiction » dans son essai sur les courants romanesques novateurs. Un essai qui s’intitule Le Roman modes d’emploi.