La Pléaide

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1977

Le 13 avril, à Omonville-la-Petite (Manche), une fillette entourée d’enfants aux bras chargés de fleurs récite sous un ciel gris L’Opéra de la lune : « Il était une fois / Un petit garçon qui n’était pas gai. / Il n’y avait pas beaucoup de soleil là où il habitait. » Elle se prénomme Régine, c’est la fille du fossoyeur local. La scène se passe d’ailleurs au cimetière ; on y enterre Jacques Prévert.

« On a beau avoir une santé de fer, on finit toujours par rouiller. » Prévert se savait malade : « Même assis, je ne tiens plus debout. » Le 18 février, il signe son testament. En mars, il dicte à sa femme : « Je suis foutu ! Je ne peux plus lire, ni écrire ! / Je suis un autre ! / Un autre qui regarde celui d’avant, / sans intérêt d’ailleurs. » Il meurt le lundi 11 avril. « Ah, s’il n’avait pas tant fumé… » dit une habitante d’Omonville. Trop tard : cancer du poumon.

Soixante-dix-sept ans, trente livres, cinq cent quarante-trois chansons, cinquante-cinq films. L’hommage est unanime. Il est aussi plutôt convenu. Le ministre de la Culture publie l’un de ces communiqués dont les ministères ont le secret : magicien, jongleur, rue, émerveillement, proximité, mots de tous les jours, tendresse, rêve, révolte, humour, liberté, amour. Seul le raton laveur manque à l’appel.

Sur l’air de « ce sont les meilleurs qui s’en vont », la presse n’est pas en reste. La cérémonie des obsèques fut « simple et brève », selon Les Dernières Nouvelles d’Alsace ; rien ne vaut, il est vrai, la simplicité et la brièveté. « Omonville-la-Petite est triste comme un ciel de Brest », titre Le Quotidien de Paris ; et en effet, le 13 avril, il pleut sur Omonville. Un mot revient partout : « populaire ». Prévert était populaire, ses dialogues de films sont populaires, sa poésie est populaire, et d’ailleurs les poètes sont immortels (ici, allusion à la chanson de Trenet), l’œuvre nous reste, il ne faut pas pleurer (malgré Trenet). On cite, bien sûr, « Chanson des escargots qui vont à l’enterrement » : « Mais ne prenez pas le deuil / C’est moi qui vous le dis / Ça noircit le blanc de l’œil / Et puis ça enlaidit / Les histoires de cercueil / C’est triste et pas joli ». Et l’on a beau être au printemps, les feuilles mortes ne sont pas oubliées.

Il faut attendre le week end (16-17 avril) pour lire, à nouveau dans Le Quotidien de Paris, un article qui rompe avec le conformisme ambiant. Publié sur deux colonnes, à droite d’une photo de la nouvelle brosse à dents à double tête (pour se brosser simultanément l’intérieur et l’extérieur des mâchoires : 15 F à la Samaritaine), il est intitulé « Les Choses de la vie » et signé, évidemment, Paul Guimard. Le ton est vite donné : « Dans l’avalanche de fleurs et de couronnes qui recouvre la tombe de Jacques Prévert, il ne manque pas de chiendent. » Refusant les larmes de crocodile et balayant l’image rassurante du gentil poète ami du peuple et des enfants, Guimard exige que l’on fasse à Prévert toute sa place et déplore que l’on ait si peu relevé le contenu explosif de son œuvre : « l’écrivain n’a pas empêché la critique littéraire de dormir ». Ennemi du conformisme, Prévert n’a pas mérité d’en être à ce point la victime, conclut-il. Si la photo de la brosse à dents à double tête n’avait pas occupé tant d’espace, il aurait pu rappeler en outre ce qu’André Breton disait de l’auteur de Paroles : Prévert est un poète « qui dispose souverainement du raccourci susceptible de nous rendre en un éclair toute la démarche sensible. »

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