La Pléaide

1967

« Il y a beaucoup à dire à propos du savon. Exactement tout ce qu’il raconte de lui-même jusqu’à disparition complète, épuisement du sujet. Voilà l’objet même qui me convient. »
Que cet objet ait convenu à Francis Ponge, c’est le moins que l’on puisse dire : il aura passé avec lui près de vingt-cinq années. Les premières lignes écrites sur le savon datent d’avril 1942. Le Savon paraît chez Gallimard en janvier 1967.

Ponge parle de son livre comme d’un «dossier-savon», d’un «savon-dossier». Le Savon, en effet, est un dossier, qui recueille les traces, soigneusement datées, des efforts de l’écrivain pour épuiser son sujet. À le comparer avec d’autres «ateliers», comme La Fabrique du Pré ou Comment une figue de paroles et pourquoi, on mesure son caractère exceptionnel. Il existe des textes intitulés «Le Pré» ou «La Figue (sèche)», et qui trouveront place dans des recueils, «c’est-à-dire des mélanges», précise Ponge. Mais aucun recueil ne propose de «Savon» (sec ou autre) dont Le Savon serait l’atelier. Pas de mélanges savonneux. L’objet qui paraît en 1967 n’est pas un recueil : c’est un «livre». Si sa partie principale porte bien le titre «Le Savon», elle reste incluse – semblable en cela à son objet – dans une complexe enveloppe de papier.

Le Savon est capital dans le développement de la poétique de Ponge. Ce n’est pas un hasard si un appendice inédit s’intitule «De l’importance historique du savon dans mon œuvre». Pas un hasard non plus si Le Savon est l’un des deux seuls ouvrages cités dans l’article «Ponge» du Petit Larousse. On a pu voir en lui une mise en abyme de l’ensemble de la production de Ponge. De fait, à feuilleter le livre de 1967, on constate qu’il épuise tous les genres, toutes les formes, tous les dispositifs, toutes les pratiques d’écriture qui ponctuent l’œuvre : avant-textes, « petite prose », proême, saynète, théâtre, narration, fiction, fragment autobiographique, texte visuel, appendices, etc.

Sa genèse fut particulièrement difficile. Quand, en 1943, Jean Lescure demande à Ponge un texte pour Messages (cahier Domaine français, où «Le Savon» aurait voisiné avec quelques «Exercices de style» de Queneau : cela n’aurait pas été si mal vu), il reçoit cette réponse : «le Savon, décidément je ne puis le lâcher encore. Je n’en ai terminé que le petit orteil qui serait trop peu de chose pour vous.» Il n’est pas certain qu’à la lecture de cette lettre Lescure soit parvenu à se faire une idée précise du projet en cours… La même année, Albert Camus, à qui Ponge avait confié son «Prélude au savon», avoue d’ailleurs sa perplexité : «vos intentions m’échappent un peu». «Mais vous y voyez plus clair que moi», ajoute-t-il. Est-ce bien certain ? En 1946, à l’intention de Jean Paulhan qui le sollicite pour Les Cahiers de la Pléiade, Ponge décrit son texte comme «une grande machine (et, en même temps, petite)». Il craint, à cette date, que Le Savon ne le rende fou.

Il parviendra pourtant à détacher, au profit de revues, des lamelles du livre en cours. Preuves publiera «Thème du Savon» en 1952, «Architexte» paraîtra dans Le Disque vert l’année suivante, «Du savon» dans Tel quel en 1966. À ce moment, Ponge sait déjà qu’il ne deviendra pas fou. Son livre, né de l’Occupation – il dit avoir commencé à s’intéresser au savon parce qu’il en manquait à l’époque –, a trouvé son aboutissement en 1964-1965 grâce à une commande de la radio allemande : Le Savon est lu dans la langue de Goethe à la radio de Cologne ; puis à celle de Stuttgart. Le volume de 1967 s’ouvre sur une adresse aux auditeurs allemands et se clôt sur des images de circularité : «Voilà donc ce livre bouclé ; notre toupie lancée ; notre savon en orbite.»

Il tourne toujours. Jean Tortel l’avait bien dit dans sa lettre à Ponge de janvier 1967 : «Le savon qui ne fond pas ! On pourra s’en servir perpétuellement. C’est merveilleux.»