La Pléaide

1965

Les critiques sont déconcertés, ce qui est parfois bon signe. Pas d'attaques frontales : l'écrivain est important. «Sacré farceur, un peu magicien… Un peu longuet aussi, parfois. Mais doit-on vraiment s'en plaindre ?» (M. Galey, Arts, juin.) «Un jeu intellectuel, soit. Rien qu'un jeu, coq-à-l'âne et calembours. Mais drôlement rafraîchissant» (M. L., Le Canard enchaîné, juillet). «Où sommes-nous ? Que veut Queneau ?» (J. Chessex, La N.R.F., septembre.)

Car c'est de Queneau qu'il s'agit. Ses Fleurs bleues ont paru chez Gallimard en mai, et si les articles cités ne sont pas tout à fait caractéristiques de la réception critique, il faut bien reconnaître que, dans l’ensemble, la presse ne sait sur quel pied danser avec ce livre. Des écrivains, Jacques Réda dans les Cahiers du Sud ou Roger Grenier dans Le Nouvel Observateur, ouvrent des pistes de lecture. Il faut leur en savoir gré : on entre aisément dans Les Fleurs bleues, mais la signification du roman ne se laisse pas facilement percevoir.

Les Fleurs bleues raconte tout de même une histoire, ou plutôt deux. Car deux héros se partagent la vedette : le duc d'Auge, qui vit sous Saint Louis, et Cidrolin, qui vit sur une péniche, et en 1964. Chacun rêve la vie de l'autre. (Le prière d'insérer — « Tchouang-tseu rêve qu'il est un papillon, mais n'est-ce point le papillon qui rêve qu'il est Tchouang-tseu? » — annonçait clairement la couleur.) Le duc va traverser sept siècles en cinq étapes, 1264, 1439, 1614, 1789, 1964, pour finalement retrouver Cidrolin. Le récit bascule d’une histoire à l’autre chaque fois qu'un personnage s'endort, aidé en cela par l'essence de fenouil, une variante du pastis. Ajoutons que les deux chevaux qui galopent dans Les Fleurs bleues, Démosthène, dit Sthène, et Stéphane, dit Stèphe, sont doués de parole, et l'on aura dit l’essentiel.

À qui ne verrait pas instantanément où tout cela le mène, on ne saurait trop recommander deux méthodes d’analyse, celle de l’oignon d’abord, puis celle du gratin dauphinois. Queneau voulait en effet qu'on lise ses romans comme on pèle les oignons : pelure après pelure, en examinant les liens que chaque couche entretient avec les autres. Une critique avisée, Anne-Marie Jaton, renouvelle les choses en préconisant la technique du gratin dauphinois : « les couches successives et les ingrédients différents, savamment dosés, doivent être absorbés en même temps. »

Si l’on pèle l’oignon Fleurs bleues, on voit apparaître trois couches principales — le rêve, l'histoire, les animaux qui parlent —, qui sont aussi trois thèmes chers à Queneau. Pour ce surréaliste repenti, les rêves sont importants (mais « il ne faut pas que ça fasse trop surréaliste », écrit-il dans un dossier préparatoire). Au langage des animaux il consacrera un texte en 1971. Et l'histoire est omniprésente dans son œuvre ; il publiera d'ailleurs en 1966 Une histoire modèle, recueil de notes qui lui semble « fournir un supplément d'information » aux lecteurs du livre de 1965.

Ce qui est nouveau, dans ce livre, c'est l’imbrication des ingrédients (comme dans le gratin dauphinois, donc). Le duc d'Auge interroge ainsi son chapelain, l'abbé Biroton : « Pour le moment, j'ai trois questions à te poser, qui sont : primo ce que tu penses des rêves, secundo ce que tu penses du langage des animaux, tertio ce que tu penses de l'histoire universelle en général et de l'histoire générale en particulier. » Le duc, en fait, voudrait bien échapper à l’histoire. Est-elle pour lui ce qu’elle est dans l'Ulysse de Joyce, « un cauchemar dont [il] essaie de [s]'éveiller » ? L'histoire ne serait donc elle-même qu’un rêve ? Mais alors (se demandera un autre critique avisé, Alain Quesnel), qu'est-ce qu'un homme qui, rêvant, perd le contrôle de son esprit, qui n'a pas de prise sur l'histoire et qui, pour tout arranger, n'a pas le monopole du langage intelligible ? À cela, bien entendu, pas de réponse simple. Mais telle est l’énigme fondamentale dissimulée au cœur de ce roman policier qu'est (aussi) Les Fleurs bleues.

Quant aux fleurs du titre, elles apparaissent au début, on les retrouve à la fin, comme se répondent la première et la dernière phrase du livre, mystérieusement.