La Pléaide

1960

« Ce que vous appelez puzzle naît d’une certaine vision des choses », dit Claude Simon à Claude Sarraute ; « il me semble qu’à partir de quelques éléments du souvenir, de ce qu’on peut savoir de la vie des autres, il est possible de reconstituer un ensemble de choses vécues, senties. » Il reste que la mémoire n’est pas si généreuse qu’elle restitue toutes les pièces du puzzle. Mais « je ne comble pas les vides, précise Simon. Ils demeurent comme autant de fragments. […] Ce que j’ai voulu, c’est forger une structure qui convienne à cette vision des choses, qui me permette de présenter les uns après les autres des éléments qui dans la réalité se superposent ».

L’entretien au cours duquel Simon s’exprime ainsi est publié dans Le Monde daté du 8 octobre ; il s’intitule « Avec La Route des Flandres, Claude Simon affirme sa manière », et c’est en effet le moins que l’on puisse dire. Le roman a paru quelques jours plus tôt chez Minuit. Il traduit une expérience à la fois collective et personnelle : la débâcle de 1940, vécue par un individu au sein et en dehors d’un escadron de cavalerie.

L’auteur y songeait depuis de nombreuses années. En 1947 déjà, dans La Corde raide, qu’il reniera plus tard, il évoque quelques-unes des péripéties qui passeront dans La Route des Flandres ; loin de vouloir synthétiser ce qui remonte à la mémoire, il restitue le passé de façon fragmentaire et donne la priorité aux perceptions. La guerre de 1940 est présente dans Gulliver en 1952, par allusions dans Le Sacre du printemps en 1954, et bien sûr dans « Le Cheval », texte publié dans Lettres nouvelles en 1958 et dont plusieurs motifs seront repris dans La Route des Flandres. L’Herbe, enfin, en octobre 1958, mentionne la débâcle de 1940 et, surtout, voit l’apparition d’une famille de fiction parallèle à celle de l’écrivain, mais différente, et qui reparaîtra dans La Route des Flandres. Simon explique d’ailleurs que ce roman était « un épisode de L’Herbe qui ne pouvait pas s’y insérer ».

Il commence à écrire La Route des Flandres sans dessein précis, dit-il, et non pas « d’un seul trait mais, selon l’expression de Flaubert, “par tableaux détachés”, accumulant sans ordre des matériaux. À un certain moment, la question qui s’est posée était : de quelle façon les assembler ? J’ai alors eu l’idée d’attribuer une couleur différente à chaque personnage, chaque thème ». Ainsi naissent les désormais célèbres « plans de montage » de La Route des Flandres. Simon résume en une ligne le sujet de chaque « tableau détaché », place en marge la ou les couleurs correspondant aux thèmes ou aux personnages, découpe le tout en bandes, et « monte » son livre en jouant sur les intervalles, les enchâssements, les chevauchements. La « vision des choses » d’où naît le « puzzle » évoqué par Claude Sarraute trouve à s’exprimer dans la durée romanesque : Simon a enfin découvert une façon d’écrire la guerre qui lui convient.

Il y reviendra à plusieurs reprises, et selon différents modes, dans La Bataille de Pharsale, Leçon de choses, Les Géorgiques, L’Acacia ou Le Jardin des Plantes. Il aurait voulu, aussi, porter à l’écran La Route des Flandres, dont il avait tiré un scénario. Le projet échouera – apparemment. En fait le film existe, mais dans le livre. Subtilement monté et rythmé, celui-ci est tantôt fait de plans fixes, tantôt de ralentis, tantôt de jeux de lumière, et tantôt d’éblouissantes surimpressions, comme lorsque le lecteur, dérouté, passe insensiblement d’un champ de courses au chemin creux où est massacré l’escadron. « Ce que j’ai voulu, c’est forger une structure », disait Simon à Claude Sarraute. Mission accomplie ; et bien malin qui, entre le champ de courses et le chemin creux, saura déceler la soudure.