La Pléaide

1959

« Alors, tu t’es bien amusée ?
– Comme ça.
– T’as vu le métro ?
– Non.– Alors, qu’est-ce que t’as fait ?
– J’ai vieilli. »
Ainsi s’achève Zazie dans le métro, dont l’édition originale, achevée d’imprimer le 15 janvier, vient de paraître chez Gallimard.

Il y a des signes qui ne trompent pas : à la mort de Raymond Queneau, dix-sept ans plus tard, c’est au « père de Zazie » que l’on rendra hommage. « Queneau prend le dernier métro », « Zazie pleure », « Zazie en deuil »… Pour l’éternité des livres, Queneau reste associé à Zazie, son plus grand succès de librairie.

On a pu dire que ce succès était dû à des « facilités indignes d’un aussi estimable esprit » (Le Devoir, Montréal, 25 avril 1959). Des chroniqueurs en principe ouverts, François Mauriac par exemple, restent fermés « à ce cynisme morne et rabâcheur » (L’Express, 5 mars). Peu de réserves d’ordre moral : nous ne sommes pas encore à la fin du xxe siècle ; Robert Poulet a beau titrer « Qu’on laisse les petites filles tranquilles » et redouter que de tels textes ne compromettent « le respect quasi naturel qui protège l’enfance » (Carrefour, 18 novembre), il n’est pas suivi. C’est sur l’humour que se concentrent les comptes rendus. Mais beaucoup d’articles réduisent le roman à cela et ne voient pas ce que souligne Dionys Mascolo, à qui l’épigraphe tirée d’Aristote n’a pas échappé : Zazie, c’est « la philosophie dans le métro » (France Observateur, 12 février).

La philosophie, bien sûr ; mais aussi, prenons-y garde, le métro. Toute gamine et provinciale qu’elle est, Zazie ne se laisse arrêter par rien et a toujours le dernier mot – dût-il être le célèbre « mon cul », que Barthes appellera « sa clausule assassine ». Pourtant, deux domaines échappent à sa maîtrise : l’homosexualité (l’oncle Gabriel est-il ou n’est-il point hormossessuel ?) et le métro. Car chacun sait que, dans le roman, Zazie ne prend pas le métro, dont les employés sont en grève – « ah les vaches. Me faire ça à moi ». Plus exactement, elle le prend, à la fin, mais elle ne s’en aperçoit pas, évanouie qu’elle est. Son rêve ne devient pas réalité, son initiation demeure inachevée. Le titre du livre évoque moins un état de fait qu’un irréalisable désir. Ce Queneau, décidément, a aussi le génie des titres.

Il convient toutefois d’examiner cela de plus près. Qui aura la curiosité de consulter les brouillons et les notes préparatoires de Zazie tombera sans doute avec étonnement sur cette question, datée du 14 décembre 1957 : « Et si Zazie ne descendait jamais dans le métro ? » En poursuivant l’enquête, il découvrira que, pendant une grande partie de la préparation du livre, la fillette devait bel et bien réaliser son rêve métropolitain. Les manuscrits le prouvent :

« La bouche de métro, elle sentait fort, une odeur de poussière, d’une poussière ferrugineuse et déshydratée, une odeur que Zazie juge inédite et qu’elle renifle avec enthousiasme. […] C’est du tonnerre, se dit-elle à elle-même avec sa petite voix intérieure… »

Ainsi, ce qui a l’air d’une donnée de base du roman (« T’as vu le métro ? – Non ») est en réalité une trouvaille tardive. En imaginant la grève qui va priver l’héroïne de son initiation souterraine, Queneau infléchit profondément la perspective du livre, dont il a l’excellente idée de ne pas modifier le titre… Ce coup de théâtre sera révélé aux lecteurs par l’édition de la Pléiade, en 2006. Il valait mieux qu’on ignorât cela en 1959 : on frémit à l’idée de ce qu’aurait écrit Robert Poulet dans Carrefour s’il avait su que Queneau invitait les petites filles à prendre le métro toutes seules.