La Pléaide

1956

Albert Camus traverse une mauvaise passe. Il ne se croit plus capable de rien. Les travaux d'adaptation théâtrale et la rédaction d'articles ont pris la place de la véritable création. La rupture avec Sartre est consommée depuis 1952. Sa position sur l'Algérie, où il refuse de soutenir le F.L.N., lui est reprochée, et son appel de janvier 1956 en faveur de la trêve civile a pour principal résultat de lui valoir de nouvelles critiques.

Mais tout en se disant « vitriolé de doute », il écrit. En chantier, les nouvelles destinées à composer L'Exil et le Royaume. L'une d'elles prend du volume. Camus va la détacher de l'ensemble pour la publier à part. Il songe à différents titres : « Le Cri », « Le Pilori », « Un puritain de notre temps », « Le Miroir », « L'Ordre du jour » — et retient finalement celui que lui propose Roger Martin du Gard : La Chute. « On dira “La chute de Camus”, avec tout ce que ça implique », s'inquiète André Belamich. C'est bien ce que l'on dit, en effet, mais les implications ne sont pas celles que craignait l'ami de Camus.

Ce petit livre qui fut, semble-t-il, écrit rapidement est cependant très travaillé : deux manuscrits, plusieurs dactylogrammes. En février, la rédaction est presque achevée. Le 19 mars, l'ouvrage est envoyé à l'imprimeur. Le 16 mai, le livre paraît chez Gallimard. « L'homme qui parle », dit le prière d'insérer (qui est de la main de l'auteur), « se livre à une confession calculée ». Ce « juge-pénitent » fait son propre procès, ou bien est-ce « celui de son temps » ? « Où commence la confession, où l'accusation ? »

La question se pose. Pour une part, La Chute est une réponse oblique aux accusations que Sartre, notamment, porta après la publication de L'Homme révolté contre Camus qui avait eu l'impudence, et l'imprudence, de dénoncer en pleine guerre froide toutes les politiques justifiant le meurtre et la servitude collective — y compris le stalinisme. Or, Sartre l'a proclamé, « un anticommuniste est un chien ».

Pourtant, même si tel détail de la vie intime de l'auteur y apparaît, La Chute n'est pas une autobiographie ; Clamence, le héros, n'est pas Camus — ou bien il est à la fois Camus, Sartre, Francis Jeanson et Les Temps modernes : il est « un héros de notre temps » (Camus déplorait que ce titre fût déjà pris) dont nul, pas même l'auteur, ne peut se séparer. Autocritique, donc, mais aussi critique d'autrui sous prétexte d'autocritique. Clamence se définit à l'aide de formules que Sartre ou Jeanson avaient employées contre Camus. Les premières versions évoquaient ouvertement « nos philosophes » ; dans le texte définitif, la formule a disparu, et La Chute y gagne en subtilité. Les rancœurs sont maîtrisées, la souffrance est voilée, le livre offre le portrait de « tous et de personne », de sorte que chacun peut n'entendre que lui-même dans le monologue de Clamence. Volonté d'échapper à l'angoisse qui monte, remise en cause du confort intellectuel, La Chute cloue au pilori non pas l'auteur, mais l'image qu'on a donnée de lui, et l'injustice de ses adversaires.

Le 20 septembre, l'adaptation par Camus du Requiem pour une nonne de Faulkner est représentée pour la première fois au théâtre des Mathurins, dans une mise en scène de Camus lui-même. C'est un triomphe. On a dit que cette adaptation était quasiment le fruit du hasard. Peut-être. Mais quelques mois après le « juge-pénitent » de La Chute, Camus se confronte de nouveau, via Temple Drake et Nancy Mannigoe, aux thèmes du crime, de l'aveu, de la culpabilité, du châtiment et de la douleur. Si hasard il y eut, le rapprochement de La Chute et de Requiem n'en est pas moins riche de sens.