La Pléaide

1955

Le 27 juin est achevé d'imprimer, pour le compte de Gallimard, La Règle du jeu. II. Fourbis de Michel Leiris. L'ouvrage paraît en septembre. « Michel Leiris poursuit ici l'inventaire de souvenirs qu'il avait commencé dans Biffures », indique le prière d'insérer, qui précise : « Apprivoiser la mort, agir authentiquement, rompre le cercle du moi, tels sont les thèmes majeurs de Fourbis », qui est « non seulement un essai autobiographique mais l'historique même de cet essai ».

La méthode de travail de Leiris est aujourd'hui connue. Au départ, des mots évocateurs, des faits, qui font l'objet d'une fiche. Les fiches sont rangées dans des boîtes de bois. Puis Leiris rédige. Ce qui demeure en partie insaisissable, c'est le geste organisateur, ce sont les hésitations de l'auteur qui doit classer et reclasser ses fiches alors qu'il ne dispose pas d'un plan préétabli. Immense travail : Leiris n'écrit chaque année qu'une petite cinquantaine de pages de La Règle du jeu. Pour Fourbis, la rédaction s'étend de décembre 1947 à 1955.

Le titre même ne va pas de soi. En tête du brouillon de ce qui deviendra Fourbis, Leiris inscrit « Bifurs », intitulé auquel il avait songé pour son premier volume avant de choisir Biffures. Fourbis, finalement retenu, est tout sauf un programme. Livre fourre-tout ? Titre « indicatif d'une persistante incertitude », en tout cas, selon le prière d'insérer.

Au final, alors que Biffures pouvait passer pour austère, Fourbis est un livre baroque. La palette s'est enrichie. Le jeu sur les temps, les « vitesses », les registres se fait mieux. Les trois chapitres sont stylistiquement homogènes. La Règle du jeu a atteint son rythme de croisière. Mais Leiris doit encore affronter une épreuve, non des moindres : la publication. Ce n'est pas par hasard qu'il part en voyage chaque fois que paraît l’un de ses ouvrages. À partir du 17 septembre, il est en Chine. Zette, son épouse, est chargée de veiller au grain à Paris.

Leiris a dû être confondu, à son retour, le 3 novembre, en découvrant l'accueil réservé à son nouveau livre. Alors que Biffures n'avait guère fait de bruit, pas un grand nom ne manque à l'appel de Fourbis : Claude Mauriac, Pascal Pia, Maurice Nadeau, Madeleine Chapsal, Claude Roy, Philippe Jaccottet ont donné des articles. Ils sont rejoints en décembre par Michel Butor, Bernard Dort, J.-B. Pontalis, et en janvier par Gaëtan Picon et Maurice Blanchot. Les commentaires sont souvent pénétrants, mais Leiris ne tire qu'« un mince plaisir de cette réussite ». Dans ces textes élogieux il ne voit qu'une avalanche de notices nécrologiques. Même l'article de Maurice Nadeau (Les Lettres nouvelles de novembre), pour qui Leiris ouvre une « brèche par où s'engouffre un moment d'éternité dans un monde qui roule obscurément vers sa perte », ne trouve pas grâce à ses yeux. Il est « le couteau dans la plaie » : si son œuvre est à ce point réussie, c'est que sa vie est un échec…

Il reste que les œuvres existent indépendamment de leurs auteurs, et qu'elles ne meurent pas avec eux. Comme le souligne Gaëtan Picon dans Le Mercure de France (janvier 1956), « La Règle du jeu — dût-elle se terminer avec ce second volume — est d'ores et déjà l'un des plus grands livres de ce temps, l'un des très rares grands livres de ce temps — l'un des plus assurés de survivre ? »