La Pléaide

1953

Serait-ce l'année Sade ?
Chez Gallimard paraît un inédit, Histoire secrète d'Isabelle de Bavière, reine de France, publié d'après le manuscrit autographe, avec un avant-propos de Gilbert Lely.
Les éditions Arcanes proposent Le Carillon de Vincennes, recueil de lettres inédites du prisonnier Sade, annotées par le même Gilbert Lely.
Le Club français du Livre réimprime un volume d'œuvres choisies, avec une introduction de Jean-Jacques Pauvert et, en postface, un essai de Maurice Blanchot.

Les éditeurs américains de Paris ne sont pas en reste. Sous le label Obelisk Press (l'ancienne maison de Jack Kahane, éditeur de Henry Miller et d'Anaïs Nin) paraît The Misfortunes of Virtue dans la traduction de Harriet Sohmers. Chez Olympia Press (la maison du fils de Kahane, Maurice Girodias, futur éditeur de Lolita), on peut lire Justine, or Good Conduct Well Chastised, traduit par Pieralessandro Casavini. Olympia publie aussi un ouvrage collectif, The Stripteaser, composé de textes de Henry Miller, John Cleland, Pierre Angélique (pseudonyme de Georges Bataille) et Sade, avec Justine et La Philosophie dans le boudoir — « boudoir », qui en bon anglais se dit boudoir, est ici traduit, significativement, par bedroom.

Ce n'est pas tout. Jean-Jacques Pauvert continue son travail d'édition, commencé en 1947. En 1953, un petit volume de 62 pages propose le Dialogue entre un prêtre et un moribond ; Les Cent Vingt Journées de Sodome paraît en trois tomes ; La Nouvelle Justine, en quatre. L'édition est élégante ; les souscripteurs ne sont pas censés savoir que le jeune Pauvert a installé son « siège social » dans le garage de la maison de ses parents.

Comme l'indique une notule, l'édition est à deux vitesses : « 1° D'une part, nous publions et mettons normalement en vente en librairie les textes qui […] ne comportent pas de crudités d'expression légalement répréhensibles. 2° D'autre part, nous réservons pour une édition privée tirée à petit nombre [475 exemplaires] les ouvrages “libres” de sade. Les volumes ainsi édités ne sont pas mis dans le commerce et sont réservés aux seuls souscripteurs conformément aux lois actuelles. »

Précaution inutile : quelques mois après les débuts de son entreprise, Pauvert avait reçu la visite de la police. Perquisitions, convocations au quai des Orfèvres, interrogatoires… En 1954 (pour La Philosophie dans le boudoir, Les Cent Vingt Journées et La Nouvelle Justine) et 1955 (pour L'Histoire de Juliette), une Commission consultative spéciale estime que ces œuvres mêlent « à des propos sur la société du temps, des descriptions de scènes d'orgie, des cruautés les plus répugnantes, et des perversions les plus variées, et cont[ienn]ent intrinsèquement un ferment détestable et condamnable pour les bonnes mœurs. »

Le 15 décembre 1956, le procès de Jean-Jacques Pauvert s'ouvre devant la XVIIe Chambre correctionnelle de Paris. Malgré la plaidoirie de Me Maurice Garçon, l'éditeur est condamné le 10 janvier 1957 à 200 000 francs d'amende et aux dépens. « Juliette ou la Prospérité du vice : un titre dont M. J.-J. Pauvert aurait dû se méfier », lit-on le lendemain dans Combat. Pauvert fait appel et annonce son intention de poursuivre la publication des œuvres de Sade.

En appel, après les dépositions de Jean Paulhan et de Georges Bataille, la lecture d'une lettre de Jean Cocteau, le témoignage d'André Breton et la plaidoirie de Me Garçon, la Cour, « faisant droit aux conclusions de la défense sans toutefois en adopter tous les motifs », relaxera Pauvert dans l'affaire Juliette et lui accordera le sursis pour les autres titres incriminés. Nous sommes en 1958. L'épigraphe commune à La Nouvelle Justine et à L'Histoire de Juliette — « On n'est point criminel pour faire la peinture / Des bizarres penchants qu'inspire la nature » — retrouve une certaine actualité.