La Pléaide

1949

Né en 1911 en Transylvanie, ce qui fait de lui un sujet austro-hongrois, Emil Cioran est le fils du pope du village. Ses parents ne savent pas un mot de français. Pour sa licence de philosophie, obtenue à Bucarest, il travaille sur Kant, Schopenhauer, Nietzsche. Il publie ses premiers livres en roumain. Rien ne le prédispose à devenir un écrivain français. À son arrivée en France, en 1937, il est censé écrire (mais n’écrit pas) une thèse sur Nietzsche. Il continue à publier en roumain. Sa correspondance le prouve : son français est alors imparfait, même si de nets progrès sont bientôt sensibles. Dans l’été de 1946, il réside à Offranville, près de Dieppe. Il s’échine à traduire Mallarmé en roumain.

Soudain, tout change. La vanité de son travail lui saute aux yeux : «À quoi bon traduire Mallarmé dans une langue que personne ne connaît ?» Il renonce au roumain et se jure de ne plus jamais écrire qu’en français. «Je suis rentré à Paris et j’ai commencé tout de suite.» Son premier livre français est achevé d’imprimer trois ans plus tard, le 10 septembre 1949. Signé E. M. Cioran, il paraît chez Gallimard, dans la collection «Les Essais». C’est Précis de décomposition, qui a failli s’intituler Exercices négatifs, ou encore Le Penseur d’occasion.

«J’ai commencé tout de suite» : en effet, une première version a été rédigée très vite, «dans une sorte de français conventionnel, un peu abstrait», puis corrigée. La deuxième mouture est soumise à Gallimard. Raymond Queneau l’aurait acceptée en mars 1947, mais ce point reste douteux. Quoi qu’il en soit, quand un ami lui conseille de réviser son texte («ça fait métèque, il faut tout reprendre»), Cioran obtempère : une troisième version voit le jour, peut-être suivie d’une quatrième. À chaque nouvelle version, «beaucoup de choses» sont éliminées, et le manuscrit gagne en consistance ce qu’il perd en spontanéité. «Quelle consommation de café, de cigarettes et de dictionnaires pour écrire une phrase tant soit peu correcte dans cette langue inabordable, trop noble, et trop distinguée à mon gré !»

Il n’empêche : entre l’été de 1946 et l’automne de 1949, un écrivain français est né, un écrivain qui, lorsqu’il évoquera, bien plus tard, ces années-là, convoquera la grande ombre de Pascal : «Il y a des Provinciales qu’il a écrites dix-sept fois ! Alors je me suis dit : si Pascal a rédigé dix-sept fois ses Provinciales, moi, comme métèque, il faut quand même que je fasse un effort…» Un effort, certes. Il n’y a aucun doute à avoir sur la sincérité d’un homme qui dira rêver «d’un monde où l’on mourrait pour une virgule».

Le rapprochement avec les Provinciales pourrait passer pour immodeste. Il est en fait très éclairant. Comme les lettres polémiques de Pascal, le Précis de décomposition est un texte de combat, d’une violence qui restera sans égale dans l’œuvre à venir. Une étude récente, due à Nicolas Cavaillès, analyse sa genèse. Elle dresse le portrait de ce livre en texte de rupture, né «d’un écartèlement linguistique», lutte de l’auteur contre l’existence et, surtout, contre lui-même. Alternant «imprécations balkaniques» et «élégantes considérations désabusées», le Précis sera jugé «dangereux» par son auteur : trop violent, trop efficace. Mais cela n’empêchera pas Cioran de prier Claude Gallimard de le réimprimer en 1959 : «une université américaine doit prochainement en commander une cinquantaine d’exemplaires. Ne serait-il pas dommage de laisser échapper une si belle occasion de pervertir la jeunesse yankee ?»