La Pléaide

1946

Le livre mis en vente le 10 mai est le premier d'un auteur de quarante-six ans — du moins le premier qu'il signe seul. Il est publié par une petite maison d'édition, fondée en 1944 et animée par René Bertelé (qui sera aussi l'éditeur de Michaux), Le Point du jour. La couverture, réalisée d'après une maquette de Brassaï, représente un mur couvert de graffiti sur lequel le seul mot lisible, «âne», désigne un petit personnage dessiné sommairement. Le nom de l'auteur et le titre de l'ouvrage ont été peints en rouge, sans doute à la hâte : la peinture a coulé. Le nom : Prévert ; le titre : Paroles.

C'est bien connu, les paroles s'envolent. Mais Prévert prend le contre-pied du proverbe (ce qui est d'ailleurs l'une de ses méthodes préférées) : «Il n'est pas vrai que les écrits restent. Ce sont les paroles.» L'avenir va lui donner raison. Le succès — le triomphe, plutôt — immédiat, sera durable.

Le volume de 1946 est pourtant plus coûteux que la moyenne. Mais René Bertelé espère bien que les lecteurs des poèmes déjà publiés dans la presse voudront se le procurer, et c'est le cas. Une semaine après la publication, 5 000 exemplaires ont déjà été achetés. Un an plus tard, on en sera à 25 000. La librairie d'Adrienne Monnier, la Maison des amis des livres, en acquiert d'un coup 500, payés comptant. Son registre des ventes porte des noms célèbres : le futur professeur Jean Bernard, le musicien René Leibowitz, le cinéaste Alain Resnais, puis Julien Gracq, Michel Leiris, René Fallet, la photographe Gisèle Freund et, le 2 juillet, André Gide lui-même ; en face de son nom, dans le registre, cette mention : «voui — en personne». Le «contemporain capital» est le 292e acheteur. Il dira par deux fois son enchantement à Prévert et, toujours soucieux de bien « placer » sa voix, il lui avouera que les lectures qu'il fait de Paroles devant un cercle d'amis choisis comptent au nombre de ses «succès»…

La critique est à l'unisson. Gaëtan Picon n'a pas attendu la sortie du livre pour parler d'« un événement littéraire ». Entre le 17 mai et le mois de juin, Maurice Nadeau n'écrit pas moins de trois articles. Pierre Dumayet le suit de près : deux comptes-rendus en juin-juillet et en août. D'autres noms sont moins attendus (mais l'engouement de Gide était-il si attendu ? et l'achat de Julien Gracq ?) : Maurice Blanchot marque son estime ; et dans sa revue Critique, Georges Bataille consacre vingt pages à Paroles.

Le titre de son étude, «De l'âge de pierre à Jacques Prévert», pourrait prêter à rire, mais le sous-titre donne à penser : «les Liens de la poésie à l'événement». Pour Bataille, la poésie de Prévert est «en même temps la fille et l'amante de l'événement» ; elle est «poésie parce qu'en elle-même elle opère âprement la ruine de la poésie». Ce «travail de destruction ironique» constitue une «méthode immédiate susceptible de donner à voir».

Démolition (au second degré), immédiateté, «paroles-images» : autant de raisons qui expliquent que, soixante ans après la sortie de l'édition originale, la présence des Paroles de Prévert soit toujours aussi forte. On a beaucoup parlé, à propos de ce livre, de poésie «populaire» ou, comme le dit Blanchot, «facile à entendre». Ces caractéristiques vaudront à Prévert bien des sarcasmes, qui resteront absolument sans effet sur les lecteurs. L'important est évidemment de ne pas confondre «facile à entendre» et «facile» tout court — et de lire Blanchot jusqu'au bout : «facile à entendre», la poésie de Paroles provoque un mouvement «aussi troublant que celui de la poésie la plus obscure».