La Pléaide

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1934

William Faulkner a commencé à écrire «l'histoire d'un homme qui voulait un fils par orgueil», c'est-à-dire Absalon, Absalon! Il publie Le Docteur Martino et autres histoires, commence la série de nouvelles qui, après révision, constituera Les Invaincus, travaille avec Howard Hawks à l'adaptation cinématographique de L'Or de Cendrars, et envoie à son éditeur les sept chapitres de Pylône. La critique américaine n'a toujours pas compris qu'il est un écrivain de génie. Mais certains Français ont pris de l'avance.

Le 30 avril est achevé d'imprimer, pour le compte des Éditions Gallimard, Tandis que j'agonise, traduction française de As I Lay Dying. Le traducteur n'est autre que l'auteur des versions françaises du Manhattan Transfer de Dos Passos et de L'Adieu aux armes de Hemingway. Il se nomme Maurice-Edgar Coindreau.

As I Lay Dying avait paru à New York en octobre 1930, suivi de Sanctuary en février 1931. Le 23 mars 1931, de Princeton où il enseigne, Coindreau écrivait à Faulkner pour lui faire part de son désir de traduire ce dernier roman. Le projet n'aboutit pas : Sanctuaire va être traduit par René-Noël Raimbault, mais c'est bien Coindreau qui publie en juin, dans la NRF, le premier article français consacré à Faulkner. Il y met l'accent sur la technique romanesque, sur la « concordance absolue entre les personnages et la façon dont ils sont présentés », et sur l'originalité du monde de Faulkner, « un monde à lui, plein d'étrangeté et de noirceur. »

Deux mois plus tard, Coindreau, qui veut à présent traduire As I Lay Dying, demande à Gaston Gallimard si un accord a été trouvé avec l'agent de Faulkner. Gaston répond positivement et annonce à Coindreau que sa traduction paraîtra avant celle de Sanctuary par Raimbault.

Au début de 1932, les lecteurs français peuvent enfin lire deux nouvelles de Faulkner — grâce à Coindreau, qui publie sa traduction d'« Une rose pour Emily » dans Commerce et celle de « Septembre ardent » dans la NRF. Simultanément, il remet à Gallimard sa traduction d'As I Lay Dying. Elle ne s'intitule pas encore Tandis que j'agonise ; il envisage de l'appeler Sur mon lit de mort, tandis que Gaston et ses collaborateurs penchent pour En agonie. Le titre définitif, qui satisfera tout le monde, est trouvé au mois de mars.

Faulkner n'est pas insensible aux efforts de son traducteur. Le 14 avril, il le remercie pour l'envoi des traductions de ses deux nouvelles, et pour son article de la NRF qui, écrit-il, lui a révélé sa « tendance très nette au puritanisme […] en ce qui concerne la sexualité ». Pendant ce temps, Gaston Gallimard cherche un préfacier pour le roman traduit par Coindreau. Julien Green ? André Maurois ? En juillet, le choix est fait : ce sera Valery Larbaud, mais on décide de faire paraître Sanctuaire avant Tandis que j'agonise.

 Peu importe. Même si la préface de Larbaud n'est pas aussi spectaculaire que celle que Malraux a donnée à Sanctuaire, pour certains lecteurs, écrivains ou artistes, la découverte de Tandis que j'agonise en 1934 est décisive. Près de quarante ans plus tard, dans ses Souvenirs pour demain, Jean-Louis Barrault parlera d'«une révélation. Une déchirure, une espèce de vision, une fenêtre qui s'ouvre dans les brouillards de la montagne et découvre tout un horizon». Quant à Coindreau, il continuera à traduire les œuvres majeures de Faulkner et ne se montrera guère ému quand il recevra en 1972 la lettre d'un Américain qui l'accusera «de favoriser à l'étranger la renommée d'un homme que, chez lui, tout le monde avait toujours considéré comme l'idiot du village».