La Pléaide

1920

Onze éditeurs ont refusé La Relève du matin quand Montherlant, dont c’est le premier livre, se décide à le publier à compte d’auteur. En octobre, la Société littéraire de France en imprime 750 exemplaires, qu’elle facture 3 500 francs.

Il s’agit d’un recueil d’essais. Son auteur aimait à rappeler que ceux-ci avaient été écrits pendant la guerre, «au front, ou, plus exactement, dans les cantonnements, aux jours de repos». Ce n’est ni totalement faux ni tout à fait vrai. Avant de rejoindre, en 1918, un régiment d’infanterie, le futur écrivain a appartenu au service auxiliaire. Une photographie reproduite dans l’Album de la Pléiade le représente assis, en uniforme, képi sur la tête, un carnet à la main. Montherlant écrit «La Relève du matin» sur une des poubelles de l’École militaire, dit la légende. (Mais faut-il croire aux légendes?) Au-dessous, sur la même page, un Montherlant casqué : Au front.

Intéressante confrontation : le Parisien, naguère élève de Sainte-Croix de Neuilly, et le combattant supposé. Tel est le sujet de la Relève : l’enfance, les collèges catholiques, la guerre, le passage de témoin entre les jeunes combattants affrontés à la mort et les enfants qui marchent à l’aveugle vers un avenir incertain. Ainsi s’explique le titre; lors de la relève, l’unité descendante, qui a veillé toute la nuit, cède la place à celle qui monte occuper les postes de combat; «dans des milliers d’infimes vivants, des millions de choses fructifient en silence; la France, le monde de demain se composent imperceptiblement. Nous poussons avec douleur, dans le chaos et les ténèbres, une sape difficile, vers un plein jour ignoré que connaîtra seule la relève du matin.»

Le livre est bien accueilli. Tout en dénonçant un lyrisme excessif et une certaine grandiloquence, la critique est élogieuse. Surtout, Montherlant est adoubé : Claudel lui trouve de l’âme et du cœur, Mauriac aime son regard sur l’enfance, «cet abîme», et Barrès s’écrie : «Il y a là un petit, il a du jus!» Le plus sévère, au fond, c’est l’auteur lui-même. Dès 1921, alors que l’ouvrage est réimprimé aux frais des Éditions Bloud et Gay, il prend ses distances : dans un Avertissement rédigé pour l’occasion, il qualifie son livre de «document sur la puberté de son intelligence». En 1933, nouvelle préface, impitoyable : «Fleuri, tarabiscoté, impropre et prolixe, le style de ces pages est le plus souvent indéfendable.»

Une fois de plus, ce n’est ni tout à fait vrai ni totalement faux. Ce premier livre annonce par endroits le grand Montherlant : «Là vivaient les prêtres, les semeurs de remords, guérisseurs olivâtres, maigres masques, étroits corps non épanouis dans la quiétude d’un culte égal et distant, viveurs et lutteurs qui peuvent à l’autel parler de leur jeunesse, mais mentent quand ils la disent réjouie.» En outre il soulève des questions toujours pendantes aujourd’hui, comme celle du consentement des combattants : «Nous ne savons ni ce qu’ils pensent de nous, ni ce qu’ils veulent de nous, ni jusqu’à quel point ils acceptèrent le sacrifice, ni ce que c’est exactement qu’accepter…» Pourtant, on ne saurait donner tort à l’écrivain héautontimorouménos : La Relève du matin a vieilli, vite et mal. L’abus de lyrisme est une maladie évolutive, souvent mortelle.

Aujourd’hui, on ne lit plus guère ce livre (si toutefois on le lit) que pour y déceler le germe des œuvres ultérieures, par exemple La Ville dont le prince est un enfant, qui déploie sur le théâtre les mêmes lieux et les mêmes âges de la vie. Mais au fait, lit-on la Ville? Lit-on encore Montherlant? Pour beaucoup, il n’est plus que cet écrivain inactuel qui déclarait : «Je ne suis pas un citoyen du monde» et qui, né un 20 avril, se disait du 21, jour anniversaire de la fondation de Rome. Janséniste attardé, misogyne convaincu, croisement de faux sénateur romain et de torero amateur, il n’est pas moderne. Il se pourrait donc que son œuvre ait un avenir.