La Pléaide

1909

À l’origine, ils sont six, «six personnages en quête d’une revue», dira Auguste Anglès, «biographe» de la revue en question. Ils se nomment André Ruyters, Henri Vangeon (alias Ghéon), Marcel Drouin (qui signe Michel Arnauld), Jacques Copeau, Jean Schlumberger et André Gide, autour duquel tout gravite.

Gide, dans sa jeunesse, rêvait déjà à «la revue future» dont les fondateurs formeraient un cénacle mais qui serait ouverte à des contributions extérieures de qualité. Il a animé La Revue blanche, codirigé L’Ermitage. Épris d’indépendance, il redoute les «collectifs» et, s’il ne déteste pas l’idée de voir des fidèles s’assembler autour de lui, il n’a pas l’intention d’être «une voix dans un chœur». «C’est sur un fond d’opposition qu’on se détache et j’ai souvent pensé que, si j’étais diable, c’est dans un bénitier qu’il me plairait le plus d’habiter.» Il ne saurait être directeur, et ne le sera jamais, mais inspirateur, pourquoi pas? Il achève La Porte étroite, rase sa longue moustache, définitivement. L’homme nouveau peut naître, et «la revue future» avec lui.

Étrange genèse: au commencement, deux numéros 1, le faux et le vrai, dans cet ordre. Le «faux» a paru le 15 novembre 1908, sous la houlette d’Eugène Montfort. Mais, à la réflexion, les six amis ne croient pas pouvoir s’entendre avec cet homme, qui permet que l’on attaque Mallarmé et n’a aucune confiance en Gide. Il reste que c’est à Montfort que l’on doit l’invention du titre. Qu’à cela ne tienne: il le leur cède. Le numéro de 1908 aura été un faux départ. L’aventure commence véritablement le 1er février 1909, date de la parution du «vrai» numéro 1 de La Nouvelle Revue française.

Nouvelle pour deux raisons au moins, l’une de surface, l’autre plus profonde. En 1830, François Guizot (dont Jean Schlumberger est l’arrière-petit-fils) fondait une Revue française: il convient de ne pas reprendre le titre à l’identique. Et surtout La NRF, comme on va bientôt l’appeler, est marquée par une volonté de rénovation. Elle n’entend pas se rattacher à un esprit; elle va en créer un. L’«esprit NRF» fera couler beaucoup d’encre, en partie consacrée à proclamer son caractère indéfinissable. À en croire Gide, il s’agit moins d’idées que d’un «ton»… qui lui-même se laisse malaisément décrire. Mais il y a des approximations éclairantes; ainsi ces lignes de Jacques Copeau, écrites trois ans après la création de la revue: «La NRF n’a point de patrons à ménager. Elle fait profession de liberté. Sa tâche est de dire ce qu’elle croit juste, ou ce qu’il est hardi de penser sur le temps, et contre lui. De chez nous je n’entends bannir que la médiocrité, la sécheresse et la mauvaise foi politique, ou la politique tout court.»

La place de la politique dans la revue fera l’objet de bien des débats, mais plus tard, après 14-18. Pour l’heure, pas de directeur: un comité de direction formé de Copeau, Ruyters et Schlumberger, et que Gide soutient «de tout [s]on cœur». Au sommaire figure en particulier la première partie de La Porte étroite. Des «Notes» sont consacrées à Seurat, Bonnard, Cézanne, Mallarmé («un mort assez difficile à tuer»), Jules Romains, Valery Larbaud… En tête, des «Considérations» signées Schlumberger affirment le primat des critères esthétiques sur les préoccupations morales ou politiques. À La NRF, dès le numéro 1, la littérature est une valeur insurpassable; elle ne saurait se soumettre à ce qui n’est pas elle, et moins encore à ce qui se prend pour elle.

Faut-il le rappeler? deux ans plus tard, on décidera d’adosser à La NRF un «comptoir d’édition». Gaston Gallimard acceptera de s’en occuper. La suite est connue. Le «comptoir», bientôt maison d’édition, se développera dans le même esprit que la revue. Un esprit toujours fécond, et toujours aussi difficile à définir.