La Pléaide

1981

Dans Le Monde du 30 janvier, Bertrand Poirot-Delpech fait paraître un compte rendu élogieux du livre qu’Henri Michaux vient de publier chez Gallimard, Poteaux d’angle. Il s’agit, plus précisément, de la troisième version de cette œuvre, à laquelle son auteur vient de donner sa forme ultime. Mais Poirot-Delpech ignore sans doute, à cette date, que Michaux publiera trois autres livres avant la fin de l’année.

Affrontements, achevé d’imprimer le 24 mai, paraît chez Fata Morgana. L’ouvrage est fait de dialogues, « textes sans dénouement (mais en est-il jamais dans le réel ?), portés par des voix qui ne sont que des voix », écrit Roger Munier à l’auteur. Raymond Bellour, lui, parlera plus tard de « théâtre sans théâtre ».

Chez Fata Morgana encore, en octobre, Michaux donne Comme un ensablement… « Mon pied gauche, le talon d’Achille rompu, n’était plus bon pour la marche. On me le plâtra, autre lourdeur. » Un pied gauche, donc, vingt ans après le bras droit qui avait inspiré « Bras cassé » à Michaux : il faut de nouveau faire face à ce qui se dérobe. L’accident et ses suites sont l’occasion d’un récit quasi autobiographique sur lequel, toutefois, la rêverie appose sa marque.

Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions, enfin, qui marque un retour aux recueils composites et composés, est achevé d’imprimer le 18 décembre. C’est un « vrai parcours », écrit Claude Gallimard à l’auteur, « puisqu’il est à la fois aboutissement et recommencement ». L’éditeur voit juste : le livre bénéficie d’une composition longuement mûrie. C’est elle qui lui confère son unité – elle et non pas un principe thématique ou formel : le recueil est fait de proses diverses, de dialogues de « théâtre sans théâtre » et de poèmes, placés à la fin.

Chemins cherchés comprend huit sections, dont quatre avaient déjà été publiées en plaquettes, et trois dans des revues. À l’ouverture de la première, « Les Ravagés », quelques lignes tiennent lieu d’avertissement : « Pages venues en considérant des peintures d’aliénés, hommes et femmes en difficulté qui ne purent surmonter l’insurmontable. » Autre manière de dire que ces pages ont été conçues « en rêvant à partir de peintures énigmatiques ». Mais pas plus que dans le petit livre portant ce titre et consacré à Magritte les peintures des aliénés ne sont reproduites. En exergue, ces mots : « Se montrant, ils se cachent. / Se cachant, ils se montrent. »

À travers les peintures qu’il évoque, Michaux se confronte à la multiplicité des corps en souffrance qui les ont produites. C’est à cette pluralité que répondent et s’opposent les poèmes de la fin, en particulier « Jours de silence » : « Unité du silence / Superficies par le Silence // Dissolution des masses, des groupes, / des médiocres credos // Jour de l’Absence du Temps Fragmenté // N’est plus, l’incidentel / n’est plus, l’événementiel // l’alentour, sa différence est affaiblie. »

Sur un bloc de papier à lettres on peut lire, de la main de Michaux, à côté de projets de titre pour le recueil, les mots « voix confrontées ». Depuis les voix multiples des aliénés jusqu’à la voix sans écho du poète, en passant par les voix sans corps du « théâtre sans théâtre » (« trop de voix pour ma voix », dit l’un des « personnages »), se dessine le parcours dont parle Claude Gallimard, et qu’évoquera plus tard Jean-Michel Maulpoix : Chemins cherchés trace « un itinéraire qui conduit de l’enfermé à l’ouvert, de la folie à l’être ».

Dans son article de janvier, Poirot-Delpech détrompait ceux pour qui, depuis la mort de Sartre en avril 1980, seul Aragon pouvait être classé parmi les « vivants immenses » : « C’est faux. Au-dessus des empoignades et des modes, sans autre image terrestre que leurs profils de guetteurs écarquillés, Beckett et Michaux montent dans notre nuit une veille primordiale. » Sans doute a-t-il trouvé dans Mal vu mal dit (que Beckett publie en mars) et dans Chemins cherchés de quoi renforcer sa conviction.

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