Parution le 13 Mars 2025
1664 pages, ill., 75.00 €
Assurément, Holmes était un homme avec lequel il n’était pas difficile de vivre. Il était paisible et se conformait à un rythme régulier. [...] Parfois il passait sa journée au laboratoire de chimie, parfois dans les salles de dissection, et il faisait à l’occasion de longues promenades à pied qui, semblait-il, le conduisaient jusqu’aux quartiers les plus mal famés de la ville. Rien n’excédait son énergie lorsqu’il lui prenait l’envie de travailler ; mais de temps à autre, le voilà qui était en proie à un contrecoup et, des jours durant, il restait étendu sur le sofa du salon, et c’est à peine s’il prononçait une parole ou bougeait un muscle du matin jusqu’au soir. [...]
Au fil des semaines, l’intérêt que je lui portais et la curiosité de savoir quels étaient ses desseins s’approfondirent et s’intensifièrent progressivement. Son physique et son apparence mêmes avaient de quoi attirer l’attention de l’observateur le moins méthodique. Pour la taille, il dépassait sensiblement les six pieds, et sa maigreur était si extrême qu’il paraissait beaucoup plus grand. Il avait les yeux vifs et perçants, sauf lors des intervalles de torpeur auxquels j’ai fait allusion ; et son nez fin et busqué donnait un air de vigilance et de décision à toute sa physionomie. Son menton avait en outre la forme proéminente et carrée qui est la marque de l’homme déterminé. Ses mains étaient invariablement souillées d’encre et tachées de produits chimiques, et pourtant il possédait une extraordinaire délicatesse de toucher, comme j’eus de fréquentes occasions de l’observer en le regardant manipuler ses fragiles instruments scientifiques.
[...]
Son ignorance était aussi remarquable que son savoir. De la littérature, de la philosophie et de la politique il semblait ne savoir presque rien. Lorsque je citai Thomas Carlyle, il demanda avec la plus grande naïveté qui il pouvait bien être et ce qu’il avait à son actif. Mais ma surprise fut à son comble lorsque je découvris incidemment qu’il ignorait la théorie copernicienne et la composition du système solaire. [...]
«Vous semblez étonné», dit-il, souriant de la surprise que je montrais. «Maintenant que je suis au courant de cela, je ferai de mon mieux pour l’oublier.
— Oublier cela !
— Voyez-vous, expliqua-t-il, je considère que le cerveau humain ressemble à l’origine à un petit grenier vide, que l’on doit garnir avec le mobilier de son choix. Le sot accumule tous les objets encombrants qu’il trouve sur son chemin, si bien que le savoir qui pourrait lui être utile s’entasse au dehors ou bien, dans le meilleur des cas, s’amoncelle avec des tas d’autres choses, de sorte qu’il lui est difficile de mettre la main dessus. En revanche, l’ouvrier habile fait vraiment très attention à ce qu’il met dans le grenier qu’est son cerveau. Il ne veut connaître que les outils susceptibles de l’aider dans son travail, mais il en possède tout un assortiment, tous rangés dans un ordre absolument parfait. C’est une erreur de penser que ce petit espace possède des murs élastiques et qu’il peut s’étendre à volonté. Soyez assuré qu’il vient un temps où chaque fois qu’on y ajoute une bribe de savoir, on oublie quelque chose que l’on savait auparavant. Il est en conséquence de la plus haute importance de ne pas laisser des faits superflus rejeter au dehors ceux qui sont utiles. »
Traduit de l’anglais par Alain Morvan.