La Pléaide

1962

Eugène Ionesco écrit et fait représenter Délire à deux, publie un recueil de six récits, La Photo du colonel, compose une nouvelle pièce, Le Piéton de l'air, donne une conférence sur « L'Auteur et ses problèmes », fait paraître Notes et contre-notes, recueil d'articles et de textes de conférences dans lequel il expose ses idées sur la littérature, sur le théâtre, sur ses propres œuvres. En outre il voyage : Düsseldorf, où Le Piéton de l'air est créé au Schauspielhaus, Édimbourg pour le festival, Tel-Aviv, et Jérusalem, dont l'université l'accueille à l'occasion d'une conférence.

Ce n'est pas tout. Depuis 1955, ou à peu près, il travaille à une « pièce sur la mort ». Elle devait s'appeler Les Rois et avait pour cadre un hospice destiné aux chefs d'État vieillissants. Dix fois elle a été remise sur le métier, dix fois abandonnée. En cette fin d'année — il va avoir cinquante-trois ans, et il est malade —, Ionesco s'attaque une nouvelle fois au sujet.

La mort n'est certes pas pour lui une préoccupation récente : « Depuis l'âge de quatre ans, depuis que j'ai su que j'allais mourir, l'angoisse ne m'a plus quitté. […] j'écris aussi pour crier ma peur de mourir, mon humiliation de mourir » (Notes et contre-notes). À l'automne de 1962, la « peur de mourir » est à nouveau d'actualité : « J'ai d'abord écrit pendant dix jours, déclarera Ionesco. Je venais d'être malade et j'avais eu très peur. Puis […] j'ai été à nouveau malade pendant quinze jours. Après […], j'ai recommencé à écrire. Les dix jours suivants j'ai terminé. »

La pièce — elle s'appellera peut-être La Cérémonie — aurait-elle donc été rédigée en deux fois dix jours, entre le 15 octobre et le 15 novembre ? Sans doute a-t-elle été commencée un peu plus tôt et achevée un peu plus tard, mais il importe peu : sur un sujet longuement mûri, c'est un texte écrit rapidement.

Ionesco dicte. On sait notamment, grâce aux variantes que contient le Journal en miettes publié en 1967, qu'il a hésité entre plusieurs fins, et qu'il en a exclu une dans laquelle la lumière aurait pu suggérer que la mort ne gagnait pas la partie… En novembre, Jacques Mauclair, qui doit monter la pièce, a déjà en main les scènes écrites ; il peut distribuer les rôles. Ionesco lui lit, au téléphone ou de vive voix, les dialogues en cours de composition. La première est fixée au 15 décembre. Marie-France, la fille de l'écrivain, trouve le titre définitif : Le roi se meurt.

La pièce est créée, à la date prévue, au théâtre de l'Alliance française à Paris. La mise en scène est de Jacques Mauclair, qui incarne le roi Bérenger Ier. Les décors et les costumes sont de Jacques Noël, la musique de scène de Georges Delerue. Tsilla Chelton est la reine Marguerite, première épouse du roi Bérenger ; Reine Courtois, la reine Marie, sa deuxième épouse. Dans le rôle du médecin, « qui est aussi chirurgien, bourreau, bactériologue et astrologue » : Marcel Cuvelier.

Dans l'ensemble, la critique se montre favorable : Le roi se meurt est un « oratorio fantastique » pour Combat, « une de ces pièces étranges et magnifiques comme il en éclôt deux ou trois dans un siècle » selon France-Soir, « l'histoire de tout homme » pour le journal protestant Réforme.

Pour d'autres, Ionesco est toujours le « Claudel du pauvre » : « Ce roi, allégorique en diable, est un peu lourd de métaphores : il est l'Homme, il est Dieu, il est l'Homme-Dieu, il est le Christ, il est Eugène Ionesco : cela fait beaucoup » (Arts).

Quant au public de la première, il rit, mais « d'un rire qui ne parvient jamais à tuer, ni même à amoindrir l'angoissante impression d'effroi personnel que donne la descente vers sa fin du vieux roi » (Le Figaro littéraire). Voit-il, ce public, sent-il que cette pièce, qui va bientôt faire le tour du monde, est aussi un exercice de conjuration ?