Parution le 10 Avril 2025
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Les «trois villes» ne furent d’abord que deux, Lourdes et Rome. C’est à la fin de septembre 1892 que le projet d’une trilogie, Lourdes, Rome et Paris, commence à se dessiner. En juillet 1893, Zola bâtit le plan de sa série complète dans un texte programmatique manuscrit, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence. De ce programme, intégralement transcrit dans l’édition des Trois Villes parue en mars, nous proposons ici un extrait qui révèle le dessein de Zola et toute son ambition : « Je veux que ce roman soit au-dessus de terre, qu’il ouvre le vingtième siècle par des visions. »
Je songe à l’enchaînement des trois romans. — J’ai déjà dit que dans Lourdes, j’aurai la foi du premier âge, l’appel de la souffrance humaine inguérissable vers une toute-puissance divine. Mon prêtre fait une dernière tentative pour avoir cette foi-là, et il échoue. Il est pourtant respectueux de cette foi qui est un soulagement pour le pauvre monde. Très attendri par la souffrance, ne voulant pas fermer cette grotte où tant de pauvres gens viennent se consoler et même se guérir. C’est là, en somme la religion de la souffrance humaine. Et, cependant, il faut à la fin qu’il se demande s’il n’est pas mauvais de laisser vivre la superstition. Ne devrait-on pas combattre bravement l’erreur, pour travailler à une humanité sage, raisonnable, prenant peu à peu la force de vivre la vie telle qu’elle est sans le soutien lâche et dangereux de l’illusion. Entretenir l’illusion, la laisser vivre par pitié pour les malheureux qu’elle console, c’est renforcer la longue hérédité de faiblesse et de misère, c’est entretenir l’infirmité humaine ; tandis que si on combattait l’illusion, la superstition, on travaillerait à une humanité pouvant peu à peu regarder la vie en face et la vivre avec courage, dans un but humain. Ce serait s’habituer à être stoïque et brave. Le travail, la création définitive à laquelle nous marchons. — Je puis donc finir Lourdes sur cette question anxieuse que se pose mon prêtre. Il ne la résoudra pas, il la laissera à l’état d’inquiétude, car je dois finir sur la pitié, sur la tolérance pour la souffrance humaine. Cela infiniment triste, et avec ce frisson du devoir qu’on devrait avoir de combattre la superstition, et de la bonté navrée qui empêche de le faire pour ne pas désespérer tant de malheureux croyants qui ont besoin de cette illusion. Cela peut élargir encore mon dévouement. — Quant au combat contre la superstition, je le mettrai dans mon troisième volume Paris. Ce sera le lien qui resserrera les trois volumes. Ce troisième volume pourra être le combat de la justice contre la charité ainsi que je l’expliquerai tout à l’heure.
Mais j’ai le second volume Rome, et j’ai déjà dit que mon prêtre, après avoir essayé vainement de revenir à la foi des premiers âges dans Lourdes, tâche dans Rome de réconcilier le catholicisme ou tout au moins le christianisme avec la science moderne, le monde moderne, le progrès. Il y échouera. J’aurai là la peinture de tout le néocatholicisme qu’on tente.
Le réveil [du] mysticisme, l’effort spiritualiste, étudié sur son vrai terrain. La morale, le combat des âmes contre les passions, au nom de la vertu. L’idée de la noblesse humaine mise dans le renoncement, la pureté, la virginité : combat contre la nature, la fécondité, la vie. Et tout cela, dès maintenant, je voudrais l’incarner dans une dame romaine, à qui je donnerai une grande passion. Une âme de feu qui se martyriserait pour résister à son amour. Toute une étude de leur fameuse psychologie, puisque pour eux la psychologie consiste uniquement dans le combat du devoir contre la passion. Je mettrai cette dame dans une situation où elle devrait vingt fois succomber : mari laid et brutal, entourage dur et imbécile, pas d’enfants peut-être ou enfants ingrats. Et comment elle s’immole pour la religion, l’idée du devoir. Ce qu’il en advient. Moi, toujours pour la libre nature. Là-dedans, je puis mettre une ironie saignante. Mais ce que je veux surtout c’est peindre une passion prête à déborder et qui se contient. C’est mettre au centre de mon œuvre, c’est emplir mon œuvre d’un soleil de passion qui resplendisse ; car il n’y a pas de passion d’amour dans Lourdes, et il n’y en aura pas sans doute dans Paris. Il me faut donc cet éclat au milieu de la trilogie. — D’ailleurs, je crois que tout mon sujet, mon prêtre voulant réconcilier l’église et l’esprit moderne, peut très bien s’organiser autour de cette passion. Il ira à Rome avec un évêque, il pourra être le confident de la dame, il voudra la faire servir au triomphe de son idée, et c’est la dame qui sera l’holocauste de l’idée, sans la faire réussir. Tout dépendra de qui elle aimera. Une intrigue autour du pape sans doute pour l’amener à une décision ; et des vues lointaines. Mais ne pas oublier que je ne veux pas l’Italie poncive, la Rome connue : je veux une Rome actuelle, avec son modernisme hurlant au milieu de son antiquité, avec son petit peuple actuel et ses bourgeois modernes. Tout cela devra être étudié sur place. Je ne mets ici que l’idée générale. La conclusion doit montrer l’impuissance de l’église catholique à évoluer assez pour se régénérer et suffire au besoin moderne. Incarner dans un haut prélat l’idée révolutionnaire de se mettre à la tête des petits contre les grands, les possesseurs et les jouisseurs. Le socialisme chrétien, même l’anarchisme : détruire la société actuelle pour lui substituer une société primitive et évangélique. Une révolution même sanglante, conduite par le Christ. Reprendre la tradition du Christ semant sa parole révolutionnaire au travers de la Judée (on a eu un peu cette idée en [18]48). Ce sera peut-être mon prêtre qui incarnera ces idées, et il fera de la dame son disciple, tâchera de l’utiliser avec son amour ; et comment les choses évoluent, comment il se convainc qu’il n’y a rien à faire avec le vieux catholicisme, une vieille machine usée. L’idée de charité n’est pas applicable, l’idée de justice emporte tout ; et ce sera là mon troisième livre, Paris.
Dans ce troisième volume, je vois volontiers la lutte des deux frères, mon prêtre et son frère ; et il faut que je règle cela pour en mettre les racines dans Lourdes. Je vois volontiers le frère de mon prêtre se posant tout de suite en révolté, en violent. J’en ferai un anarchiste par exemple, un autre Souvarine(1), et je voudrais dès lors que la lutte s’établît entre lui et son frère. Après l’échec de mon prêtre à Rome, il doit tomber dans un désespoir muet, une impuissance radicale. Il n’a pu croire comme un simple (Lourdes) et il n’a pu renouveler le catholicisme, en faire la religion attendue (Rome). Lui donner donc dès le début la sensation qu’une religion est nécessaire à l’homme. Son idée est que la science ne peut suffire, ni le travail, qu’il y a dans l’homme un besoin inexpliqué d’au-delà que la notion précise des faits ne satisfait pas. Il n’entre pas dans la discussion métaphysique, il constate simplement. Pour accepter la vie avec la science seule, avec le mâle courage du vrai, sans espoir de compensations futures, il faut être un esprit élevé, cultivé, absolument brave. Cette acceptation de la vie n’est possible que pour une élite, et très peu nombreuse. Alors que devient l’énorme masse de l’humanité ? Là, il reste des besoins à contenter, immenses. Il faut une croyance, une religion. La religion basée sur le surnaturel ; et la science démolit le surnaturel : là, est la grosse difficulté. Puis, devant la nature injuste et coupable, devant le péché originel, devant l’inégalité et l’injustice, il a fallu tout baser sur la charité. C’est la charité qui corrige. Or, elle devient impuissante, l’expérience en a été faite pendant des siècles et les pauvres sont las d’être toujours secourus et de n’avoir pas même de pain à manger. Ainsi veut-on aujourd’hui s’adresser à la justice. Toute la lutte va être entre la charité impuissante et la justice qui paraît inapplicable. Mon livre sera dans cette lutte. — Mais je reviens à mon prêtre qui n’a pu croire simplement et qui n’a pu amener une conciliation entre le catholicisme et les idées modernes. Il s’est heurté au rejet du surnaturel par la science et au besoin de justice qui grandit chez les peuples : c’est même cela qu’il faudra reporter dans Rome, pour montrer comment échoue la tentative de mon prêtre. Il y a d’autres raisons qui la font échouer : étudier cela, pourquoi le catholicisme, le christianisme ne peuvent assez se renouveler pour être la religion du nouveau peuple. —
Et j’arrive à mon prêtre battu, n’espérant plus rien. Étudier son état d’anéantissement. Il n’est plus qu’une machine, il est éperdu. Je lui fais sans doute cesser de pratiquer. Seulement, je ne vois pas la lutte que je voudrais entre lui et son frère. J’aurais voulu une lutte héroïque, terrible, sanglante : tout un choc de deux mondes. Et je ne puis guère arriver à cela que si, à la fin de Rome, je montre mon prêtre écrasé, repris par la machine sacerdotale, acceptant la police de l’église pour ne pas glisser au néant. Il n’est plus que dans cette mécanique. Il n’a toujours pas la foi qui ne se commande pas, mais il fait un effort suprême pour vaincre son être et il le plie à la plus stricte observation de la règle catholique. Un saint. Il a maté sa chair. Il est pauvre, il donne tout. Il est humble, il donne des conseils miraculeux à tous (il fait presque des miracles par l’observation stricte de la règle). Et il ne croit pas, tout cela mécanique, pour se tenir debout, et vivre. Le champ ravagé autour de lui, rien que de la cendre, il ne croit plus à rien ; ni bonheur ni espoir ; et rien que la règle qui le tient debout, rien que des heures réglées ; et cette sagesse sublime de la négation totale. Il fait cela par honnêteté, par un sentiment inné de l’équilibre. — Je pense que je n’ai pas besoin de mettre cela à la fin de Rome ; je puis le montrer seulement foudroyé par son second échec, et je le reprends ensuite dans Paris, pour le montrer tel que je dis, une haute et extraordinaire figure. — C’est alors que je le heurte contre son frère. De ce frère, je fais un combattant, un apôtre, un illuminé. Il peut être allé jusqu’au crime pour ses idées. Un attentat anarchiste sans doute (étudier tout ce monde-là). Et une première scène où les deux frères, mis en présence, discutent. Le prêtre réprouve la violence et ne croit pas plus à une refonte violente de l’humanité, ou même évolutive, qu’il ne croit à sa religion. L’anarchiste peut ne pas savoir l’état exact de l’esprit de son frère et le croire un catholique pratiquant. Le crime est connu, et l’anarchiste dénoncé va être arrêté, lorsqu’il se réfugie chez son frère. Celui-ci le cache ; puis la vie commune, les conversations, l’envolée dans le bleu, l’évocation de la société future ; et faire convertir le prêtre à cette religion de demain ; et, s’il faut le sang de quelqu’un, faire qu’il donne le sien. — Mais dans le début du livre opposer violemment les deux frères, trouver quelque chose qui les jette l’un contre l’autre comme des loups. — Je veux que ce roman soit au-dessus de terre, qu’il ouvre le vingtième siècle par des visions. La cité future de félicité montrée : ainsi toute la partie où le prêtre cache son frère, où ce dernier l’initie, doit être comme une brusque ouverture sur un Paradou(2) social. Ne pas oublier non plus le titre Paris. Il faut que l’action ne puisse pas se passer ailleurs qu’à Paris, qu’on sente Paris autour, la cuve, l’alambic où s’élaborent les idées, le monde futur. Toute l’histoire du socialisme, où l’on en est. J’ai dit que mon héros serait un anarchiste ; mais je n’en sais rien, ce sera peut-être un évolutionniste (je préférerais cela). Mais il faut toujours qu’il y ait un crime commis par lui contre les lois, un assassinat politique, ou autre chose, du sang. Et il faut toujours que mon prêtre donne à la fin son sang pour son frère. Recommencer le symbole du Christ rachetant la faute, payant de son sang le bonheur des autres. Des femmes sans doute, le frère marié, avec des enfants peut-être, et cela corsant mon drame. Tout le Paris grouillant autour, le monde politique surtout, si j’ai un assassinat politique. Dans Lourdes je n’aurais qu’à poser le frère, et tout de suite je dois dire je crois qu’à la mort du père, il a eu sa part de la fortune en argent comptant et qu’il a disparu. Très étrange, chimiste comme son père, mais original et silencieux, sauvage et doux, voulant vivre à part. Quand son frère a décidé qu’il se ferait prêtre il l’a regardé fixement et ne lui a plus parlé. Il s’en est allé, vit à l’écart, au fond d’un faubourg, avec une femme qu’il n’a pas même épousée ; et le bruit court qu’il mange son argent en expériences folles. D’idées politiques très exaltées. Ne faire que poser tout cela dans Lourdes, de façon à reprendre le personnage plus tard.
La Foi seule féconde, mais la foi au possible, au naturel. Notre torture d’au-delà contentée par une félicité humaine, un triomphe de la justice. Dans cette lutte de la justice contre la charité, il faut que le frère soit la justice et le prêtre la charité. Ce sera donc la charité qui sera vaincue par la justice. Ce que veut la justice, le dire et le montrer. L’hosannah, les États-Unis d’Europe, le rêve d’un seul peuple. Le bonheur idéal, les poètes imaginateurs de monde. La cité idéale, la puissante architecture. Mais je ne puis aller contre les idées de toute ma vie, je suis pour l’évolution, je suis pour la satisfaction de tous les besoins, pour la nature, les besoins naturels contentés. Contre le catholicisme déclarant la terre impie, la vie mauvaise. Panser toutes les plaies. Reprendre «tout dire, tout connaître, pour tout guérir». Les reconstructions futures, ce que peut espérer l’humanité par l’évolution. Le sens de la vie, le but final. Où nous allons, quel peut être notre espoir. Et surtout cette réponse au prêtre qui a toujours cru une religion nécessaire : la science ne suffisant pas à satisfaire notre besoin d’au-delà, comment la désaltérer. Puis, satisfaire les revendications : la charité étant impuissante, comment régnera la justice. La Jérusalem nouvelle où il faut aller. Résoudre enfin. Ma phrase du discours aux étudiants sur «le travail libérateur et pacificateur». Je ne puis guère prêter à mon socialiste que ces idées-là, et ce sera donc un évolutionniste. Mais alors pourquoi assassin. Il faudrait faire entrer l’idée du fait brutal dans l’évolution. L’évolution n’est pas toujours pondérée et lente : il y a eu des cataclysmes terrestres, des milliards d’existences sacrifiées. Voir cela. Si je recule devant l’assassinat d’un seul, je lui ferai commettre un meurtre collectif. Enfin, c’est à voir. Et un croyant lui aussi. Mais toujours, dessous, la souffrance humaine. Tout ce qu’il fait, c’est pour la soulager, la guérir. Il faut en revenir au grand cri douloureux que je jetterai dans Lourdes. Ce saut dans la lumière est pour sortir des ténèbres affreuses d’en bas. Une grande générosité, un grand élan dans la foi ; et, s’il y avait moyen surtout, une religion nouvelle.
(1) Le personnage de Souvarine figure dans Germinal. C’est un nihiliste russe qui provoque l’inondation du Voreux en sabotant le cuvelage du puits de la mine.
(2) Le « Paradou » est le parc retourné à l'état sauvage, image du paradis terrestre où s'aiment Serge et Albine dans La Faute de l'abbé Mouret.