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Louis Aragon par Jacques Sassier
Les coulisses de la Pléiade

Aragon dans la Pléiade. L'éditeur édité

La lettre de la Pléiade n° 76
Mai 2025

Huit volumes, pas moins. Aux cinq tomes des Œuvres romanesques complètes (1997-2012) et aux deux des Œuvres poétiques complètes (2007) vient de s’ajouter un fort volume d’Essais littéraires. Les titres des trois éditions sont traditionnels ; les genres, apparemment bien définis. Tout semble en ordre. Ces éditions sont supposées rendre justice à une œuvre extrêmement diverse, que l’on ne peut guère comparer, sous cet angle, qu’à celle de Victor Hugo : voilà qui n’aurait pas déplu à Aragon. Mais si l’on creuse un peu, les choses se compliquent, et chacun peut alors se rendre compte que le principe même de ces trois éditions séparées n’allait pas de soi. La Lettre de la Pléiade avait évoqué, dans son numéro 43 (2011), les « éditions de l’auteur ». Le cas Aragon offre à ce sujet un intéressant complément d’information.

Les œuvres « romanesques »

Non qu’Aragon ait été, comme Montherlant, Perse et quelques autres, l’éditeur de ses œuvres dans la Pléiade. S’il a signé le contrat régissant son entrée dans la collection, il avait disparu lorsqu’il a fallu arrêter les détails du dispositif éditorial. Il n’en est donc pas entièrement responsable – ni totalement innocent.

Ce genre de responsabilité n’était pourtant pas pour l’effrayer. De 1964 à 1974, Aragon et (jusqu’à sa mort en 1970) Elsa Triolet ont fait paraître en quarante-deux volumes leurs Œuvres romanesques croisées. Outre les romans eux-mêmes, Aragon y a publié, tome après tome, des préfaces rappelant les circonstances de l’écriture de chaque livre. À eux tous, ces textes additionnels finissent par former une sorte de cadre interprétatif des écrits romanesques. Aragon s’y adresse parfois directement à Elsa, à la deuxième personne. Il aime Elsa, les romans d’Elsa, et le croisement ou l’entrelacement des deux œuvres est un moyen de donner à réentendre cet amour. Ce geste éditorial singulier peut conduire le lecteur à envisager les deux œuvres comme une œuvre duelle.

Au sommaire, des absences surprennent. Ce qu’il reste du grand roman « suicidé » d’Aragon, La Défense de l’infini, manque à l’appel. (Mais est-ce si étonnant ?) Plus surprenantes sans doute, l’absence des Aventures de Télémaque, « petit livre expérimental » qui a toutes les apparences d’un roman, et celle du Paysan de Paris, qu’Aragon définit pourtant, dans les Incipit, comme « le roman de ce que je fus en ce temps-là ». (Mais admettons avec lui que ce livre est vraiment inclassable.) Surprenante aussi la présence, à la fin de l’édition, des ouvrages qu’Elsa et Aragon avaient donnés en 1969 à Albert Skira pour la collection « Les Sentiers de la création » : La Mise en mots (Elsa) et Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit (Aragon). De là à considérer ces deux livres comme les « romans autobiographiques » de deux créateurs...

L’œuvre « poétique »

À l’entreprise des Œuvres romanesques croisées succède, en quinze volumes parus entre 1974 et 1981, celle de l'Œuvre poétique d’Aragon. Là encore, le sommaire a de quoi surprendre. Y figurent notamment Les Aventures de Télémaque et Le Paysan de Paris. Mais ce qui surtout saute aux yeux est l’importance accordée aux textes d’« accompagnement », qui ne sont pas des textes poétiques, en tout cas pas ce que l’on qualifie habituellement ainsi.

Cette fois, il ne s’agit pas seulement de préfaces : articles, notes, discours, conférences prolifèrent. Le commentaire, qui n’est pas un «appareil critique», inclut des textes d’autres écrivains. On y trouve aussi des allusions aux préfaces des Œuvres romanesques croisées, comme s’il s’agissait d’apporter, ici ou là, une retouche à l’image de l’auteur (mais point de repentirs). Aragon s’est parfois vu reprocher d’écrire des poèmes «de circonstance» ; loin de le défendre contre ce jugement, son commentaire réinscrit ces poèmes dans les circonstances mêmes qui ont permis qu’ils soient écrits.

Ce gigantesque discours d’accompagnement, ou «paratexte», est donc hétérogène et labyrinthique. Comme le soulignera Daniel Bougnoux dans son Introduction au tome V des Œuvres romanesques complètes, « L’Œuvre poétique peut se lire comme un extraordinaire effort de réanimation et, derechef, de “chorégraphie mentale” [expression de Breton] pour remettre un grand corps en mouvement et ne jamais finir. Revisitant ses textes, l’auteur n’entendait pas se faire piéger par le côté sépulcral du monument. Il s’ingénie donc à contester ou à moquer, comme fit Ducasse, la définition même de la poésie, cette façon de penser, de parler ou d’écrire partout errante, qu’on n’enfermera pas dans des caractéristiques formelles de rythmes, de sonorités ou de rimes... »

Aragon s’explique.

Le poète a voulu justifier, autant que faire se pouvait, un tel édifice. Il le fait en particulier dans la préface qui ouvre le premier volume, «Écrit au seuil». Il y commente le passage du pluriel des Œuvres romanesques croisées au singulier (au masculin singulier, même) de L’Œuvre poétique. Puis il se penche sur une question « assez naïve, scolaire », mais qui lui importe : quelle distinction opérer entre les vers et la prose ?

Dès ce tome 1er, en effet, il paraît aux yeux habitués à la distinction absolue de la prose et de la poésie, que figurent mêlés des écrits où l’on va à la ligne, et d’autres où l’on n’y va pas. Et mieux : des écrits qui se présentent comme poèmes ou poésies, distinction qui ne se remarque que sur la longueur, et d’autres en prose (par exemple Les Aventures de Télémaque dans ce tome 1er, ou Le Paysan de Paris dans le troisième) ne répondant au vrai à aucune classification, dont on tentera de dire, ce qui pourrait à la rigueur se défendre pour Le Paysan, que ce sont des «essais», appellation ne pouvant en rien convenir à Télémaque. On s’est mis à admettre dans ce siècle-ci une invention du précédent, le poème en prose [...]. Je n’ai pour ma part jamais admis qu’il faille choisir d’écrire dans le même livre d’une façon ou de l’autre. À travers les années ceci s’est affirmé dans ma propre littérature, Le Fou d’Elsa en est l’exemple, et ce mélange des vers et des proses est entré dans bien des textes où l’appellation poésie ne se refuse plus, chez un grand nombre d’auteurs. J’en ai fait usage, ou si vous préférez abus, dans ce dernier roman [Théâtre/Roman] qui n’est pas encore paru quand j’écris cette préface...

On le voit, il n’est pas simplement question d’évoquer la distinction entre poésie versifiée et poème en prose. Mais de défendre l’insertion dans L’Œuvre poétique de textes qui échappent à toute définition générique et qui n’en sont pas moins à leur place (par défaut, diront certains) au sein du recueil censé réunir l’intégralité de ce qui, chez Aragon, relève d’une certaine idée de la poésie.

C’est ce que fait aussi le poète Jean Ristat, qui a accompagné les dernières années de la vie et de l’œuvre de l’auteur des Adieux, et qui signe à la fin de chaque tome des Hors d’Œuvre composés de notes et d’éclaircissements. « Les textes de ce Hors d’Œuvre, avertissait Aragon dans “Écrit au seuil”, constitueront, au bout du compte, une sorte de toile de fond, aussi bien pour l’époque traversée que pour la connaissance des divers comparses d’une histoire qu’il demeure à écrire. » 

En tête du Hors d’Œuvre du tome XV et dernier de L’Œuvre poétique, Jean Ristat place un texte intitulé «La Mémoire d’Aragon». Il y définit L’Œuvre poétique comme un « chantier gigantesque, à la mesure du siècle », une démarche «unique dans notre histoire littéraire». Et il se penche sur la classification des œuvres : La question qui se posa d’abord à [Aragon] fut sans doute la définition même de la poésie. Fallait-il par exemple considérer Le Paysan de Paris comme poésie ou comme roman ? [...]

Il y a des lecteurs qui ont protesté, pas tant pour la lenteur de la publication que pour le contenu de L’Œuvre poétique. Ils ne s’intéressaient qu’aux poèmes proprement dits. Il eut été facile certes, et rapide, de mettre bout à bout les recueils de poèmes. Mais l’intérêt d’une telle édition par rapport à celle que nous venons de terminer ?

D’autres, et je pense à certains critiques, recherchaient dans L’Œuvre poétique ce qu’ils appelaient les Mémoires d’Aragon. [...] Ceux qui ne veulent lire que les poèmes et ceux qui ne pensent qu’aux Mémoires manquent également le projet d’Aragon.

Tout le monde n’est pas de cet avis. Le critique Jean-Louis Jeannelle, par exemple, considère, dans un article de 2002, que l’entreprise d’Aragon a bel et bien partie liée avec l’écriture de Mémoires, et avec le refus d’écrire des Mémoires traditionnels. Aragon, selon lui, « vise à créer une forme différente». L’Œuvre poétique aurait été pour le poète « une manière détournée d’écrire ses Mémoires dans les marges de ses propres œuvres ».

Que l’on soit ou non d’accord avec cette analyse, l’importance et l’originalité de la construction de L’Œuvre poétique ne font pas de doute ; l’entreprise crée en effet « une forme différente », et cette forme – comme à un moindre degré celle des Œuvres romanesques croisées – ne pouvait être ignorée par les spécialistes chargés de procurer, après Aragon, de nouvelles éditions de ses œuvres.

Mais dans la Pléiade ?

On a pu déplorer que L’Œuvre poétique, dont les deux éditions successives sont épuisées, ne soit plus disponible dans son intégralité, et que son discours d’accompagnement n’ait pas été intégralement repris dans la Pléiade.

C’est ne pas voir que l’œuvre – car c’en est une – intitulée L’Œuvre poétique, si elle a le charme des labyrinthes, ne saurait aboutir directement à des Œuvres poétiques complètes. Certes, le labyrinthe a sa cohérence. L’Œuvre poétique autorise une lecture continue du texte et du paratexte. Mais telle n’est pas la fonction d’une édition classique. Si l’appareil critique d’une édition « classique » enrichit l’œuvre, il le fait de l’extérieur : il n’a pas vocation à devenir lui- même une œuvre, ni la continuation de l’œuvre par d’autres moyens.

Il ne s’était pas agi pour Aragon, comme on le lit parfois, d’« aller plus loin ». Il est allé dans une autre direction, avec la conscience que l’édifice en construction ne ressemblait à rien qui existât, qu’il était sui generis. Mais il n’est pas moins vrai que Daniel Bougnoux et Olivier Barbarant, chargés de diriger les éditions d’Aragon dans la Pléiade, ont dû examiner les (auto-) éditions d’Aragon avant de tracer les sommaires de leurs volumes.

D’emblée, on s’est inscrit dans le cadre général défini par l’auteur : le roman et la poésie dans un premier temps, les essais plus tard, feraient l’objet d’éditions séparées. Il reste que Daniel Bougnoux, maître d’œuvre des Œuvres romanesques complètes, était confronté aux choix qui avaient été ceux d’Aragon pour les Œuvres romanesques croisées et qui l’avaient conduit à exclure du corpus Télémaque et ce qu’il restait de La Défense de l’infini, mais à y inclure les Incipit. Aragon, sur ce point, n’était pas d’une grande aide : « Je n’ai des romans après tout, qu’une idée ni très haute, ni bien définie. [...] poésie, roman, philosophie, maximes, tout m’est également parole» (Projet d’histoire littéraire contemporaine). «Ce qui, commente Daniel Bougnoux, était d’avance mettre en garde contre l’arbitraire de séparer dans son œuvre la prose des vers, ou les fictions des essais. »

À tout prendre, en effet, la déclaration d’Aragon aurait pu conduire à privilégier une édition purement chronologique, ne tenant aucun compte des genres littéraires. En Introduction de son édition des Œuvres poétiques complètes, Olivier Barbarant s’interrogeait à son tour sur la pertinence que pouvait avoir la décision de réunir, dans ces deux volumes, « la seule part poétique de l’œuvre ». «En baptisant par ailleurs Le Roman inachevé son autobiographie poétique, ou Théâtre/Roman son dernier livre, Aragon n’a-t-il pas brandi, non sans provocation, son travail de contestation des genres [...] ? »

Mais l’action du même Aragon, son rôle d’éditeur et d’historiographe de ses propres œuvres, n’allait pas dans ce sens. Cette action autorisait-elle pour autant la Pléiade à proposer trois massifs revêtus d’étiquettes – romans, poésie, essais – dont la simplicité dissimule la complexité de la situation ?

Disons plutôt qu’elle peut servir à justifier ce choix, mais que celui-ci n’était pas le seul possible. Il a ses mérites : il invite à ne pas confondre la porosité des genres et leur confusion. Il s’inscrit, on l’a dit, dans le cadre tracé par l’auteur, sans toutefois en épouser tout le contenu ni le dispositif. «Il convenait de respecter les choix éditoriaux du poète, sans se soumettre cependant aux éclairages légitimement subjectifs qui étaient les siens » (O. Barbarant).

Poète et romancier, « romancier en poète » (O. Barbarant encore), Aragon fut également essayiste en romancier et critique en poète. Mais il n’a pas bâti pour son œuvre de critique et d’essayiste un monument éditorial du même ordre que les Œuvres romanesques croisées ou L’Œuvre poétique. Il n’y a pas lieu de s’en étonner ; il avait publié dans cette dernière série trop de textes ressortissant à la catégorie des essais pour pouvoir envisager une troisième édition collective, rassemblant la « littérature d’idées ». N’oublions pas, en outre, qu’il fut l’éditeur de ses œuvres dans les dernières décennies de sa vie : le temps et la santé manquaient.

Si l’inclassable Paysan de Paris est resté, dans la Pléiade, au sein des œuvres dites « poétiques », Télémaque a retrouvé sa place parmi les romans, et les Incipit – qui à la fin des Œuvres romanesques croisées constituaient « une sorte de couronnement de l’œuvre romanesque » (O. Barbarant) –, parmi les essais. Et l’on ne sera pas surpris de trouver, de retrouver plutôt, au sommaire des Essais littéraires, Une vague de rêves, manifeste aragonien du surréalisme inclus par son auteur dans L’Œuvre poétique, puis repris une première fois par la Pléiade dans les Œuvres poétiques complètes. Ni de constater que lesdits Essais littéraires incluent certains des textes critiques qu’Aragon avait distribués dans les quinze tomes de L’Œuvre poétique.

Voilà des décisions qui ne doivent rien à l’écrivain. Mais elles ne le trahissent pas. Et puis ce sont autant d’occasions de mesurer à quel point le contexte change la perception d’un texte. Mais c’est là une tout autre histoire.

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