La Pléaide

1988

Claude Lévi-Strauss va avoir quatre-vingts ans quand paraît aux Éditions Odile Jacob De près et de loin, recueil de ses entretiens avec Didier Éribon. Après un prologue inquiétant (il y parle de sa «mémoire ravageuse, autodestructrice»), mais démenti par ce qui suit, le volume se compose de trois parties.

La première propose en quelque sorte les fragments d’une autobiographie intellectuelle. La deuxième revient sur des questions qui sont au cœur de l’œuvre de Lévi-Strauss – structures de la parenté, fonction des mythes, pensée et sociétés «primitives», etc. ; elle évoque les rapports de l’ethnologie avec l’histoire, la psychanalyse, la linguistique, et fait le point sur les relations (sur les polémiques, parfois) avec différentes personnalités, amies ou non : Dumézil, Lacan («Que pensez-vous de ses travaux ? – Il faudrait les comprendre»), Sartre, Merleau-Ponty, Braudel… La troisième partie, enfin, associe des questions dans lesquelles le scientifique côtoie le politique, comme le racisme, et les éclats d’un portrait de Lévi-Strauss en homme de culture, révélant ou rappelant ses goûts littéraires, picturaux, musicaux.

De près et de loin est intéressant à plusieurs titres. D’abord, comme l’expliquera Lévi-Strauss lui-même à Bernard Pivot, parce qu’Éribon a moins de la moitié de son âge et qu’il pose de ce fait des questions que l’ethnologue n’attend pas, l’obligeant à déplacer les lignes, à faire des réponses encore jamais entendues et qui se révèlent d’une liberté, d’une hétérodoxie parfois surprenantes.

Ensuite, parce que Claude Lévi-Strauss, professeur honoraire au Collège de France, ancien directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale, académicien français, est à soi seul une institution et que sa trajectoire, considérée de l’extérieur, paraît gravée dans le marbre. Or ses réponses soulignent comme à plaisir les sinuosités du chemin, tout ce qui est dû aux hasards de la vie, aux échecs, aux résistances. Qui se souvenait que le Collège de France avait écarté par deux fois sa candidature avant de l’admettre en son sein ? (Rejets féconds, si l’on songe que pour une part Tristes tropiques leur est dû.) Le fondateur de l’anthropologie structurale acquiert aux yeux des lecteurs de ce livre l’humanité que ses collègues et ses proches lui connaissent de longue date.

Vingt ans plus tard, après que Lévi-Strauss a publié d’autres livres, en particulier Regarder, écouter, lire, les entretiens avec Didier Éribon sont intéressants aussi par les sujets qu’ils n’abordent pas, ou à peine. À son interlocuteur Lévi-Strauss parle, brièvement, de ses écrivains préférés, Conrad, Dickens, Balzac, Chateaubriand, Rousseau, «Proust, bien sûr». Il ne dit rien de sa propre écriture. En 1984 déjà, Christian Delacampagne notait dans un Dictionnaire des littératures : «Sa personnalité littéraire reste peu étudiée.» C’est un fait, il demeure d’actualité, mais il ne saurait faire oublier que Claude Lévi-Strauss est (ou préférerait-il : «est aussi» ?) un écrivain.