La Pléaide

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Les coulisses de la Pléiade

« Traduire Shakespeare »

La lettre de la Pléiade n° 12
avril-mai-juin 2002

Traduire ? toujours un problème. Traduire Shakespeare ? un vaste problème. Mais les volumes de Tragédies qui paraissent en avril et vous sont présentés dans cette Lettre montrent qu'il existe des solutions.

Le maître d'oeuvre de l'édition, Jean-Michel Déprats, est aussi l'un des traducteurs auxquels les metteurs en scène font le plus volontiers appel ; il a traduit huit des dix pièces recueillies dans nos deux volumes (les deux autres traductions étant dues à Jean-Pierre Richard et à Jérôme Hankins) et a exposé en un essai particulièrement éclairant sa poétique de la traduction shakespearienne, qui est une poétique théâtrale. Voici quelques extraits de cet essai, dont vous trouverez l'intégralité au tome I de notre édition.

« Traduction archaïsante et traduction modernisante sont dans leur principe deux façons également légitimes de concevoir la fidélité à une oeuvre. Traduire Shakespeare dans un français "fictif"de la fin du XVIe ou du début du XVIIe siècle, c'est tenter de reproduire le rapport d'un Anglais de l'an 2000 à une oeuvre de quatre siècles antérieure. Traduire Shakespeare dans un français "réel" de l'an 2000, c'est tenter, sur le plan linguistique au moins — car il est certain que notre rapport au théâtre n'est pas le même que celui d'un Anglais élisabéthain —, de retrouver le rapport d'un Anglais de 1600 à une oeuvre qui lui était contemporaine. Dans le premier cas, on vise la contemporanéité entre la traduction, l'auteur et les destinataires initiaux de l'oeuvre, mais c'est le traducteur qui met entre parenthèses son ancrage historicolinguistique ainsi que l'ancrage du public actuel dans sa propre langue. Dans l'autre cas, on vise la contemporanéité entre l'oeuvre et son destinataire actuel — auditeur ou lecteur —, mais c'est le temps de l'oeuvre qui est court-circuité et occulté. La plupart des traductions choisissent cette visée-là : c'est la raison pour laquelle elles doivent être refaites tous les dix ou vingt ans ; optant pour la modernité, elles se démodent. [...]

On n'échappe pas, de toute manière, à l'historicité de la traduction — ou de la mise en scène. L'époque actuelle se reflète dans les tendances dominantes de la traduction "modernisante". La représentation textuelle — ou scénique — de l'univers shakespearien réfracté par le prisme de la sensibilité contemporaine fait succéder au Shakespeare noble de nos prédécesseurs un Shakespeare plus brut, plus violent, plus sauvage. Les mises en scène contemporaines accentuent le brut, le primitif (Langhoff, Zadek, etc.). Sur le plan textuel, "notre" Shakespeare a un parler plus rocailleux, plus abrupt et plus rugueux que celui des décennies précédentes.

Une des caractéristiques majeures des traductions des décennies et des siècles précédents était d'édulcorer, parfois de censurer ce qui renvoie au corps, aux fonctions corporelles, notamment à la sexualité. C'est tout le problème de la traduction de l'obscénité. L'occultation de cette donnée-là est systématique dans les traductions de François-Victor Hugo. Aujourd'hui, on aurait plutôt tendance à les suraccentuer comme à mettre en relief les termes crus. [...] L'époque traduit à travers le traducteur et, ce qui se modifie, c'est en effet la réception et l'interprétation du texte, ou, pour mieux dire, sa représentation.
Antoine Berman écrit à propos des traductions allemandes de Shakespeare à l'époque romantique : "A. W. Schlegel et D. Tieck, par exemple, traduisent fidèlement Shakespeare mais sans aller, comme l'a dit Rudolf Pannwitz, jusqu'à rendre la majestueuse barbarie des vers shakespeariens. Cette barbarie, qui renvoie chez Shakespeare à l'obscène, au scatologique, au sanglant, à l'outré, etc. — bref à une série de violences verbales —, la traduction classique et romantique allemande s'efforce de l'atténuer. Elle recule, pour ainsi dire, devant la face de Gorgone que recèle toute grande oeuvre." Tout autant que la justesse d'un constat, cette analyse exprime la figure d'une certaine modernité — l'obscène, le scatologique, le sanglant, l'outré — et dessine les linéaments d'une interprétation de Shakespeare qui définit, selon ce commentateur, ce qui parle le plus à notre modernité dans Shakespeare. Nous inventons un Shakespeare à notre usage, et chaque époque, par la mise en scène, la traduction et la lecture, est sensible tour à tour à des aspects différents de l'oeuvre. [...]

Si différentes que soient les dramaturgies, tous les textes de théâtre ont en commun une finalité précise : prendre corps et voix dans l'espace et le mouvement de la représentation. De sorte que la traduction théâtrale est une activité dramaturgique plus encore que linguistique. Entre la langue de départ et la langue d'arrivée intervient une troisième langue, celle de la scène et de la représentation. La scène est le lieu où le texte et l'imaginaire qu'il véhicule peuvent transiter d'une langue à l'autre, et le chemin qui mène de l'original à sa traduction passe par la prise en compte de sa théâtralité. [...]
Traduire Shakespeare pour le théâtre, c'est en premier lieu entendre des voix qui disent. Sommé de répondre à des exigences multiples, souvent contradictoires, le traducteur de théâtre a un seul guide dans le dédale des contraintes : l'écoute d'une voix dont il cherche à trouver l'inflexion. Une voix, une diction, une respiration qui lui font préférer tel vocable, telle musique, tel ordre des mots. C'est l'impulsion rythmique, ample ou nerveuse, fluide ou heurtée, qui constitue le chant de chaque traduction, sa poétique interne. Si ce chant fait défaut, la traduction n'est qu'une suite de mots morts, exacts peut-être, mais sans nécessité et sans efficacité théâtrale. Voilà, nous dit Vilar, ce qui manque à la plupart des traductions : "Les bons textes dramatiques sont marqués par un rythme. Les traducteurs sont en général incapables de retrouver ce rythme et de le rendre sensible dans leurs traductions. J'aime à être porté par la respiration d'un texte. Les textes des traducteurs ne respirent pas". De manière analogue, André Gide reprochait au texte français des traductions d'Hamlet qu'il avait consultées alors qu'il préparait sa propre version d'être "ininterprétable, irrespirable, cacophonique, privé de rythme, d'élan, de vie, parfois incompréhensible sans une attention soutenue que n'a pas au théâtre le temps de prêter le spectateur."
Un texte de Shakespeare, c'est d'abord un texte écrit pour des bouches, pour des poitrines, pour des souffles. Le traduire pour la scène invite à écrire une langue orale et gestuelle, musclée et vive, susceptible d'offrir au comédien de notre temps un instrument de jeu vigoureux et précis. Il faut prendre en compte la demande concrète de l'acteur, faire en sorte que la texture des mots puisse être soutenue par le geste du corps et l'inflexion de la voix...

Le traducteur est le premier interprète de l'oeuvre — plus d'ailleurs au sens musical qu'au sens herméneutique —, mais il n'en est ni le metteur en scène ni le critique. Il livre un tissage de sons et de sens, une partition sonore. Aux acteurs de la faire vivre. »

Jean-Michel Déprats