La clausule de Psychologie du cinéma d’André Malraux — « Par ailleurs, le cinéma est une industrie » — s’applique bien à l’édition littéraire, qui est aussi un commerce. Vient un moment où, le savoir-faire éditorial ayant (plus ou moins) produit ses effets, entrent en piste ceux dont le travail est de faire savoir.
On ne fâchera personne, espérons-le, en rappelant que, pendant une petite partie de son existence, entre sa mise en fabrication et son achat par le lecteur, le livre est une marchandise, un produit. Deux termes évidemment mal adaptés à l’extraordinaire vecteur d’émotions qu’est la littérature : Flaubert sentait battre son cœur chaque fois que sur la couverture d’un volume il apercevait le g de Victor Hugo ; Faulkner, lui, comparait Le Bruit et la Fureur à l’urne aimée d’un ancien Romain qui en « usa lentement le bord sous ses baisers ». Le livre, à l’évidence, n’est pas seulement une marchandise, et il n’est pas un produit comme un autre.
Il est un produit comme le cinéma est une industrie : par ailleurs. En tant que marchandise, il doit être vendu. S’il ne l’est pas, il reste lettre morte. Or vendre un livre n’est pas chose aisée. Même si le nom de l’auteur, la réputation de la maison d’édition ou l’aura de la collection créent chez le lecteur un horizon d’attente et peuvent, dans une certaine mesure, guider ses choix, tout nouvel ouvrage est un objet unique, inconnu, mystérieux. Sa commercialisation s’en ressent. À chaque étape de la chaîne, l’information est essentielle, quel que soit le nom qu’on lui donne.
On appelle volontiers « communication » l’information dispensée par la maison d’édition elle-même. Le mot n’a pas bonne réputation. Il arrive que l’on voie en lui un synonyme de « désinformation », ce qui peut sembler sévère, encore que tous les éditeurs n’aient pas toujours su se garder de prétendre que leur lessive lavait plus blanc. Le sens critique des lecteurs est là pour mettre bon ordre aux excès éventuels.
À la Pléiade, la communication prend plusieurs formes. Le catalogue analytique annuel est l’une d’elles. Elle peut aussi être rédactionnelle, comme le sont les informations publiées dans le Bulletin Gallimard et La Lettre de la Pléiade ou sur les sites internet de la maison et de la collection.
Elles visent à présenter les volumes dans leur complexité, à justifier un plan, une tomaison, une audace éditoriale, des principes de traduction. Elles sont en outre l’occasion d’insister sur l’enjeu que constitue l’entrée d’un auteur au catalogue, enjeu qui varie considérablement d’un cas à un autre, d’Aristote à Jack London.
D’autres éléments de communication sont plus « secs » : ils donnent à voir plutôt qu’à entendre, et cherchent à séduire plus qu’à convaincre. C’est le choix qu’a fait la collection pour ses campagnes de publicité diffusées dans la presse. La Pléiade y est représentée nue, dans une position suggestive et sous un éclairage flatteur, flanquée seulement de quelques chiffres (grammage du papier, format, pagination). Ces indications chiffrées ne répondent pas toutes aux questions le plus souvent posées par les lecteurs. Il semblerait que ceux-ci se soucient peu, par exemple, de connaître la surface de « cuir pleine peau » de chaque reliure. Qu’à cela ne tienne : elle leur est tout de même régulièrement indiquée.
On le comprend, l’affaire, ici, est de mettre en exergue le caractère artisanal de l’objet, caractère renforcé par quelques ustensiles subtilisés au relieur de la Pléiade et artistement disposés autour du volume. Quant à l’œuvre elle-même, on l’évoque dans une « accroche » : quelques mots à peine, un clin d’oeil complice de l’éditeur au lecteur par-dessus l’épaule du publicitaire. Les accroches peuvent être tirées d’un ouvrage ou d’une déclaration de l’auteur — Le monde entier est un théâtre, pour Shakespeare —, ou empruntées à un autre écrivain et honteusement détournées, telle la phrase qui servit à présenter les Romans gothiques — Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peur — et qui est de Paul Valéry… à un mot près.
À la publicité destinée à la presse s’ajoute ce qu’en jargon l’on nomme « PLV », la « publicité sur le lieu de vente », que Gallimard fournit aux libraires. À chaque Pléiade, son affichette illustrée. Le beau étant, paraît-il, la splendeur du vrai, les graphistes recherchent des images qui soient à la fois susceptibles de donner une idée de l’univers de l’écrivain et d’aboutir à une affiche que l’on ait envie d’accrocher au mur. Le mur en question étant celui d’un « lieu de vente », c’est-à-dire d’une librairie, le prix du volume figure en bonne place, alors qu’il n’est pas mentionné dans les publicités diffusées dans les magazines ou les quotidiens.
Entrent aussi dans le cadre de la PLV les panneaux qui prendront place dans les vitrines des libraires ; on y récapitule les titres publiés dans l’année ou l’on y dresse des listes thématiques : les poètes publiés dans la Pléiade, les auteurs évoquant la Grande Guerre, etc. Sont également réalisés des présentoirs en lien avec l’écrivain auquel est consacré l’Album de la Pléiade. Un élégant Hamlet de carton surmontait cette année un socle sur lequel était fixé un Album Shakespeare factice, tandis que sur un autre présentoir était riveté un authentique Album destiné, lui, au feuilletage : de quoi permettre aux libraires de créer autour de cet Album une vitrine et un rayon capables d’attirer l’œil.
L’éditeur n’est pas le seul à prendre en charge l’information du lecteur en puissance. Les médias jouent leur rôle, et celui-ci ne se confond
nullement avec l’impure communication produite par la maison d’édition. Avec eux c’est de critique, c’est-à-dire de jugement, qu’il est question — en toute indépendance, bien sûr. Encore est-il parfois utile d’encourager les critiques à exercer le jugement espéré. Telle est la fonction de l’attachée de presse de la Pléiade.
Elle aussi fait savoir. Elle diffuse programmes et argumentaires, organise interviews et voyages, procure à qui les lui demande (et même à qui oublie de les lui demander) les préfaces, notes sur l’édition et autres épreuves — non sans les avoir lues, de façon à pouvoir en parler et attirer l’attention sur tel point fort, telle originalité. Pour parvenir à ses fins, elle dispose de deux armes; l’une lui est confiée par la maison, c’est le téléphone ; l’autre lui appartient en propre, c’est la ténacité, forme active de la patience.
Son travail diffère notablement de celui de ses collègues chargés des littératures française et étrangères. Il ne s’agit pas pour elle de « raconter » un livre ni de dire aux futurs recenseurs qui sont André Malraux, Meusnier de Querlon ou Polycrate d’Éphèse (chacun le sait, même si, dans le cas de Malraux, on fait parfois mine de l’ignorer) : elle explique ce que sont réellement les Premiers écrits chrétiens, expose la spécificité des volumes consacrés aux libertins du XVIIIe et précise dans quel esprit ont été choisies les œuvres de Malraux rassemblées dans le « tirage spécial » qui vient de paraître.
Faire savoir, donc, de manière que d’autres veuillent bien prendre la suite et sinon « faire l’article », du moins en publier un. L’épaisseur du dossier rassemblant les coupures de presse varie d’un volume à l’autre. Au reste, l’accueil de la critique ne doit pas être jugé au poids ; difficiles à quantifier, les effets qu’il produit sur les ventes n’augmentent pas en raison directe du nombre, de la longueur et de la tonalité des articles. On en dirait d’ailleurs autant des campagnes de publicité et des autres efforts de communication.
C’est que vendre et promouvoir sont deux fonctions distinctes, quoique interdépendantes. La vente est de la responsabilité des services commerciaux. Elle aussi s’accompagne d’informations, inévitablement.
Tout commence en septembre. L’éditeur est cordialement mais pressamment invité par la direction commerciale à exposer son programme de l’année suivante. À cette date, les volumes à paraître au premier semestre sont déjà en fabrication : peu de mauvaises surprises à attendre. Mais tous ceux du second semestre ne sont pas encore achevés, et il n’est pas exceptionnel qu’un aléa conduise la Pléiade à substituer à un titre prévu un autre livre, plus avancé ou mieux venu. Il entre donc un peu de fiction dans les prévisions de programme.
La réunion s’apparente par certains côtés à une opération alchimique : on y transmute des livres encore virtuels en milliers d’exemplaires. Tant d’exemplaires à tirer pour chaque titre, tant à relier, tant à vendre avant la fin de l’année. Chacun donne son avis, évoque son expérience, rappelle des précédents. Peu à peu, des chiffres apparaissent en regard des titres. En dix minutes, on s’efforce d’estimer ce que sera la destinée commerciale du volume rassemblant les œuvres de Mme de Staël ; en cinq ou dix nouvelles minutes, celle des romans de Michel Tournier. Cette soudaine contraction du temps — quelques instants pour essayer de discerner le sort d’une édition en préparation depuis trois ou quatre ans — a quelque chose de troublant.
Habent sua fata libelli. Autour de la table, chacun sait qu’il ne tient pas réellement entre ses mains la destinée du livre, et que celle-ci, pour une part, lui échappe. Mais les prophéties commerciales sont, pour une part aussi (pour une part seulement), autoréalisatrices. Les chiffres de ventes alignés en regard des titres deviennent des objectifs. Il s’agira, au cours de l’année suivante, de les réaliser, et l’on s’en donnera les moyens.
À l’issue de cette réunion aussi conviviale que vertigineuse, un chiffre s’affiche : c’est l’objectif commercial de la Pléiade pour l’année à venir. Il va servir à établir le budget de la collection et, bientôt, à commander la quantité de papier bible nécessaire à l’impression des nouveautés, et à celle des réimpressions qui font, quant à elles, l’objet d’un examen distinct.
Puis vient le temps des réunions d’information : les éditeurs rencontrent les attachés commerciaux qui représentent les Éditions Gallimard auprès des libraires. Ces attachés sont répartis en différentes équipes. La principale, pour la Pléiade, est l’équipe L (comme «Littérature»), chargée des librairies dites « de 1er niveau » : environ un tiers des librairies françaises, qui réalisent les deux tiers des ventes de la Pléiade.
Chaque année, six ou sept réunions d’une ou deux journées chacune permettent aux neuf représentants de l’équipe L d’écouter les éditeurs de Gallimard et de leur poser des questions. La Pléiade ne fait pas exception. Dès février, elle présente ses livres de mai et l’Album de l’année. En avril, c’est au tour du programme de septembre ; en mai, de celui d’octobre, etc.
Les attachés commerciaux sont de gros lecteurs et connaissent bien la collection. La demi-heure que l’on passe en leur compagnie est l’occasion d’exposer des choix et des enjeux éditoriaux. Pourquoi préfère-t-on faire un seul fort volume pour l’Histoire naturelle de Pline, alors que deux petits tomes d’œuvres autobiographiques de Cendrars permettront d’enrichir l’édition d’appendices rares ou inédits ? En quoi la nouvelle traduction des œuvres de Jack London marque-t-elle une date dans la destinée de cet écrivain ?
C’est l’occasion aussi de déployer des arguments susceptibles d’intéresser les libraires, voire d’évoquer des anecdotes (chez Pline, la reine Cléopâtre faisant dissoudre ses perles dans le vinaigre pour humilier Marc Antoine : Astérix et Cléopâtre, ouvrage de référence s’il en est, se fera l’écho de l’épisode) qui faciliteront, plus tard, la tâche des attachés commerciaux.
À l’issue de la réunion, le directeur commercial communique, pour chaque titre, les objectifs chiffrés. Puis les représentants regagnent les régions dont ils ont la charge et vont à la rencontre des libraires : à eux de jouer, à présent, pour présenter la prochaine Pléiade, en reprenant, s’ils le jugent bon, les arguments proposés, mais, surtout, en exposant leur propre vision du livre.
Selon la taille des librairies, ils peuvent être reçus par le responsable du magasin ou par le libraire chargé du rayon Pléiade. Mais Aristote intéressera aussi le responsable du rayon Philosophie et les Premiers écrits chrétiens celui du rayon Spiritualité. Il faut donc en outre, s’il y a lieu, informer les libraires spécialisés. Une visite en librairie dure en général une heure, voire un peu plus. Pas de temps à perdre : ce sont 30 à 35 nouveautés, dont un ou deux volumes de la Pléiade, qu’il s’agit de présenter, sans compter les ouvrages plus anciens qu’une actualité, un anniversaire permettent de remettre en avant. C’est à ce moment aussi que le représentant peut souffler au libraire l’idée de consacrer une vitrine à l’auteur que la Pléiade va mettre en lumière, ou de bâtir un rayon thématique autour de quelques nouveautés de la collection. Au cours de cette visite, le libraire commande un certain nombre d’exemplaires de chaque nouveauté. Ces commandes sont les « notés ». Si l’on y ajoute la « grille d’office » (de petites quantités de volumes envoyés automatiquement à certaines librairies), on obtient la « mise en place » d’un titre. Ajoute-t-on à cette mise en place les «réassortiments» (les commandes passées après la sortie du livre), on obtient les « ventes » d’un ouvrage. Ces ventes sont, ou ne sont pas, en adéquation avec les objectifs de la direction commerciale, avec les moyens déployés par les responsables de la communication, avec la persévérance de l’attachée de presse, avec le dessein de l’éditeur. En toute hypothèse, elles sont le résultat d’un processus complexe dans lequel chacun joue sa partition, en partageant la conviction qui était celle de Gaston Gallimard : si l’édition est bien, par ailleurs, un commerce, ceux qui en font leur métier doivent passer « un pacte avec l’esprit ».
Ont collaboré à ces « Coulisses » Marguerite Bekelynck, chef de groupe littérature ; Béatrice Foti, attachée de presse ; Jean-Charles Grunstein, directeur commercial littérature ; et Philippe Le Tendre, ancien directeur des ventes. Merci à tous.