La Pléaide

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Jaworski
L'actualité de la Pléiade

Mil neuf cent quatre-vingt-quatre : le lexique du traducteur

La lettre de la Pléiade n° 67
Octobre 2020

Le traducteur de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre doit rendre en français (ou dans quelque chose d’approchant) la langue nouvelle qui a cours en «Océanie», le newspeak. Il doit également faire un sort à des expressions devenues célèbres et tenir compte des enseignements d’une section du roman souvent négligée, l’Appendice. Philippe Jaworski expose les enjeux de la traduction et explique ses choix dans un petit «Lexique analytique du traducteur» placé à la suite de sa Notice. Nous en reproduisons ici le préambule et, à titre d’exemple, quelques rubriques.

La traduction est au cœur de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre : il s’agit, pour l’oligarchie au pouvoir en Océanie, de convertir l’anglais standard en un idiome rudimentaire qui interdirait toute pensée «hérétique», autrement dit toute pensée, parachevant l’utopie sociale et politique des dirigeants d’Océanie. À l’imitation de son maître Swift (Ickpling gloffthrobb squutserumm…est le début de la formule d’usage à la cour de Luggnagg lors d’une présentation au roi), Orwell ne lésine pas sur l’extravagance. Il est vrai que le monde de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre est marqué, comme celui des Voyages de Gulliver (1726), du sceau de la démesure. La langue nouvelle, idéalement normative, sera donc une langue radicale, fondée sur les racines des mots. À commencer par le nom dont Orwell l’affuble : newspeak, dont la base (speak) n’est ni un verbe ni un substantif, mais une prétendue racine (Orwell l’appelle un nom-verbe). Soit néoparle, dans notre version, qui n’est que lointainement du français, mais il importe ici d’être fidèle aux règles des philologues du Parti autant qu’à l’esprit satirique de l’Appendice. Fidèle, avec — c’est la difficulté — les moyens dont dispose une langue romane pour proposer des équivalents d’une autre qui est anglo-saxonne, c’est-à-dire germanique. Le régime de surveillance s’affiche d’abord dans des expressions aujourd’hui célèbres, qui demeurent acceptables au regard du lexique et de la syntaxe conventionnels : délit de pensée, Police de la pensée. Mais les auteurs de la dernière édition du dictionnaire de néoparle ont voulu aller plus loin, passant eux aussi toute mesure.

C’est ainsi qu’on a réduit les vocables, multiplié les noms composés, simplifié l’expression. Cela donne : malpense, doublepense, caqueparle (ces termes sont définis dans le Lexique qu’on lira ci-après). Sur le nom-verbe bienpense, qui exprime l’idée d’orthodoxie socialiste, on formera aisément un verbe, je bienpense, un participe passé, bienpensé, un participe présent, bienpensant, un adjectif, bienpenseur, et même un adverbe, bienpensément. Dans un autre registre, il suffira de dire pasbon pour éviter l’emploi de l’adjectif «mauvais», ou encore bonplusplus pour donner au mot l’intensité désirée. Tous les pluriels seront désormais en s. Soit, en français : des animals, des bureaus, des cheveus. Cette bouffonnerie linguistique n’a pas grand-chose à envier aux inventions loufoques des savants de l’Institut des langues de Lagado (capitale du royaume de Balnibarbi, toujours chez Swift). Tel professeur y proposait de rendre les phrases plus courtes en ne gardant qu’une syllabe des mots, tel autre d’abolir purement et simplement les mots : il suffirait de transporter avec soi toutes les choses dont on a l’intention de parler…

Le «transport» en français de ce jargon tiré du fonds germanique de l’anglais cesse d’être un casse-tête insoluble si l’on tente de concevoir des formes d’un néoparle roman, qui s’inscrivent dans le grain du texte comme des barbarismes français, et non comme des « traductions » de l’anglais. Tel n’est pas le cas de Big Brother, qui appartient, quant à lui, à l’anglais standard, et se traduit sans mal : le Grand Frère. Il paraît fort surprenant que ce surnom affectueux n’ait toujours pas été traduit. On ne voit pas pourquoi deux mots d’anglais, si fameux soient-ils, devraient continuer à faire tache dans la prose d’Orwell, aux côtés des monstruosités du néoparle. La célébrité de la formule anglaise est de peu de poids au regard de l’autorité du texte, qui ne fait place, en matière de traduction et de réécriture, qu’à des opérations de mutilation.
Lisant enfin dans sa langue l’appellation familière du Chef, le lecteur sentira peut-être enfin ce qui lie l’invisible et omniprésent tyran à son invisible ennemi, dont l’armée clandestine se cache et s’affiche, elle aussi, sous le nom de Fraternité, Brotherhood. Mil neuf cent quatre-vingt-quatre est une histoire de famille — comme bien des tragédies depuis Eschyle. Le «totalitarisme» (reprenons le terme obsédant d’Orwell) serait-il l’avatar d’une guerre intestine ? Entre deux frères ? Abel et Caïn. Suis-je le gardien de mon frère ? Orwell, qui est de culture protestante, connaît sa Bible. Et c’est bien à un examen de conscience du lecteur qu’appelle son roman.

L’Appendice, qui mérite mieux qu’une lecture hâtive, contient par ailleurs une information essentielle. C’est là qu’Orwell a choisi de disséminer quelques remarques discrètes laissant entendre que le régime du Grand Frère, qui se voulait et se croyait immortel, n’a pas survécu à l’année 2050. Le passé de l’Appendice n’est donc pas le même que celui qu’utilise — ou qu’aura utilisé — le romancier pour raconter son histoire. Celle-ci s’ouvre par cette phrase : «C’était une belle et froide journée d’avril, et les horloges sonnaient 13 00.» Le début de l’Appendice, lui, devra marquer que ce temps est révolu : «Le néoparle a été la langue officielle d’Océanie ; il fut élaboré pour répondre aux besoins idéologiques du Socang, le socialisme anglais.» Comment, dans quelles conditions le Socang a-t-il fini par sombrer ? Orwell se garde de le dire, ce qui n’est pas surprenant : aucune opposition capable de renverser le Parti n’a été évoquée dans le cours du roman, et peu de lecteurs auront partagé l’espoir que Winston Smith met dans la masse des prolétos (les prolétaires). Dans les derniers paragraphes du livre, seulement, une esquisse de réponse se profile. L’histoire matérielle du naufrage du Socang importe peu, ou, plutôt, elle n’importe plus. Le récit bascule dans l’allégorie, où le symbole l’emporte, par sa force de suggestion, sur la logique causale. Soucieux de faire disparaître toute trace du passé, les linguistes d’Océanie avaient entrepris de traduire en néoparle les grandes œuvres classiques : «Shakespeare, Milton, Swift, Byron, Dickens et quelques autres». Quand toute la littérature ancienne serait traduite en néoparle, pensait-on, il ne resterait rien des temps anciens, rien qui puisse témoigner qu’une autre culture avait existé avant la Révolution. Las, les traducteurs ont failli à leur tâche, et le régime s’est effondré. C’est suggérer par une audacieuse ellipse que la littérature a résisté jusqu’au bout à sa conversion en un jargon monstrueux qui tient davantage d’un jeu de Meccano que d’une langue. Peut-on aller jusqu’à dire que la littérature a triomphé de la terreur ? Orwell n’est pas si clair ni précis dans cette page, mais si l’on veut bien admettre qu’il a mis symboliquement au centre de son roman une figure d’écrivain, Winston Smith, du moins ce qu’il reste de l’écrivain dans une société sans culture, interdite de création, surveillée jusque dans les rêves de ceux qui rêvent encore, alors le sens moral de l’apologue qui se cache derrière cet Appendice pseudo-savant est bien celui-là. Winston Smith, le dernier homme, a disparu. Mais Shakespeare a réalisé ce que n’a pu faire l’homme qui avait osé écrire à la première personne à l’intention d’hommes libres, et l’on ne réécrit pas Shakespeare, qui est plus qu’une suite de mots, plus et autre chose qu’un lexique et une syntaxe — un monde de langage et de pensée à l’intérieur de la langue. Le néoparle, lui, n’est ni un monde, ni une langue, ni une pensée : c’est un système abstrait de règles érigé en loi, une utopie. Quand tous les hommes auront été détruits dans leur humanité, il restera — qui sait ? — la littérature, le tout dernier témoin.

On a regroupé dans ce lexique analytique les principaux termes relatifs à l’organisation de la vie sociale d’Océanie, son régime politique, ses institutions, sa langue. Certains sont accompagnés de remarques sur leur traduction. Les définitions sont, autant que possible, tirées du roman.
[Ce lexique compte près de trente entrées. Nous en proposons ici cinq :]

DÉLIT DE PENSÉE [thoughtcrime].
C’est le forfait majeur dans l’État socialiste anglais, qui ne tolère aucun écart du jugement. Comme dans la formule Thought Police (Police de la pensée), Thought n’est pas du néoparle, à la différence de think, que l’on trouve par exemple dans crimethink, mentionné dans l’Appendice, et que nous rendons par « malpense ». Le néoparle forme les mots sur des racines (think), non sur des substantifs (thought).

GRAND FRÈRE [Big Brother].
Cette idole immatérielle est l’incarnation du Parti, ainsi que l’explique O’Brien (III, ii). Ses traits apparaissent dès le deuxième paragraphe du roman sur une affiche géante. (On ne connaît de lui que ce portrait omniprésent dans les rues et les immeubles, et son effigie sur les pièces de monnaie.) La légende qui accompagne cette image du Chef à moustache noire indique : big brother is watching you. Il ne s’agit pas là d’un simple regard. Les nombreuses occurrences du verbe to watch dans le récit, auquel Orwell attribue la valeur d’une observation inquisitoriale continue, visent à faire éprouver aux personnages et au lecteur la sensation d’un panoptisme absolu. Dans la société de surveillance dont le portrait du Grand Frère est l’emblème, l’oeil de l’affiche redouble le télécran-pupille qui ne se ferme jamais, exerçant un contrôle ininterrompu des faits, gestes et propos des habitants d’Océanie, évaluant leur conformité à ce que le Parti attend d’eux, leur rappelant à chaque instant le devoir d’obéissance. Le regard est policier ; il surveille et, le cas échéant, punit. — Il importe, par ailleurs, de rendre au dictateur d’Océanie son nom véritable : c’est le Grand Frère, non Big Brother, qualification parfaitement arbitraire dans une traduction française, et qu’on ne retrouve dans aucune des versions étrangères (allemand, espagnol, italien) que nous avons pu consulter. La formule Big Brother n’a pas de statut linguistique dans un roman où tout ce qui relève de la traduction est précisément réglé. Le Grand Frère n’est évidemment pas sans rapport avec la Fraternité [Brotherhood] d’opposants qu’on dit organisée dans l’ombre pour renverser le Parti. Dans l’Océanie totalitaire, les mots ne désignent plus que ce que le Parti veut qu’ils désignent. Il n’est pas fortuit qu’un même terme serve à nommer le Chef et son adversaire, lui aussi invisible et obsessionnellement présent.

MALPENSE, MALPENSEUR.
Deux termes désignent le « délit de pensée » (expression d’une idée non conforme à l’orthodoxie idéologique) : thoughtcrime et crimethink. Sur le premier est formé thoughtcriminal, qui n’est pas du néoparle, puisque thought est un substantif conventionnel, non une racine, au sens où Orwell l’entend dans l’Appendice. La notion contraire d’obéissance inconditionnelle au dogme du Parti est exprimée par deux vocables de néoparle : goodthink (bienpense) et goodthinkful (bienpenseur).

NÉOPARLE [newspeak].
C’est la langue officielle d’Océanie, apprend-on dans une note de bas de page du premier chapitre (alors que l’anglais standard en est la langue véhiculaire). L’Appendice en expose la grammaire et le lexique. Le vocable newspeak lui-même est un monstre linguistique, puisque speak doit être considéré comme une racine, qui, ainsi qu’il est expliqué dans l’Appendice, sert à former verbes, noms et adjectifs. Il n’y a pas de flexions en néoparle. L’opération de réduction de la langue à un petit nombre de racines telle que décrite dans l’Appendice s’effectue sans difficulté dans le cas d’une langue germanique comme l’anglais, mais elle présente des problèmes insurmontables en français, langue romane.
«Parle» (pour speak) et « pense » (pour think) peuvent convenir : ce sont des formes nues, ou indifférenciées, ni verbes ni substantifs. Les difficultés commencent avec write (par exemple dans speakwrite). Quelle « racine » pour un verbe du troisième groupe en -re tel que « écrire » ? On s’est autorisé des exceptions et de la part d’arbitraire mentionnées par Orwell lui-même, dans les pages consacrées au vocabulaire B de l’Appendice, pour rendre certains termes («parloscript»), ou s’écarter un peu de l’original («vieuxparle» n’est pas, morphologiquement, l’antonyme exact de «néoparle»). L’Appendice ne manque pas de rigueur, mais la fantaisie s’y rencontre aussi souvent. Orwell, après Rabelais et Swift ne s’interdit pas de rire des inventeurs de langue…

POLICE DE LA PENSÉE
[Thought Police].
L’expression n’est pas du néoparle. Orwell explique dans l’Appendice que thought, substantif ordinaire, appartient à la langue ancienne (le « vieuxparle »), c’est-à-dire standard. La langue nouvelle privilégie les mots-racines tels que think, qui serviront à former indifféremment un verbe ou un substantif (par exemple, le nom doublethink). Cette police est le bras armé du Parti en matière d’ordre intérieur, puisque le crime majeur, traqué et puni sans relâche, est le « délit de pensée » [thoughtcrime].

Philippe Jaworski.