La Pléaide

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Les coulisses de la Pléiade

Les grandes manœuvres (3)

La lettre de la Pléiade n° 19
septembre-décembre 2004

Le sommaire de l’édition a été mûrement pensé. Des calibrages ont été faits qui garantissent que les textes et l’appareil critique n’excèderont pas les dimensions souhaitées. Il reste à recueillir les autorisations et à signer les contrats qui permettront au livre d’exister.

La Pléiade publie des œuvres qui appartiennent au « domaine public » aussi bien que des auteurs « protégés ». En Europe, aujourd’hui, les œuvres sont protégées pendant une durée de soixante-dix ans après la mort de leur auteur (loi du 27 mars 1997) ; une fois écoulée cette période — qui, avant 1997, n’était que de cinquante années —, elles tombent dans le domaine public ; en théorie, chacun peut alors les reproduire librement, à condition de ne pas porter atteinte au droit moral de l’auteur, qui est imprescriptible (et inaliénable).
Toute règle connaît ses exceptions, et toute loi a ses régimes particuliers…dans le détail desquels nous n’entrerons pas. Le système paraît simple ; il le paraîtrait un peu moins — sauf aux juristes, bien sûr — si l’on ajoutait, par exemple, que les œuvres posthumes ont des durées de protection différentes selon que la première publication intervient pendant la période de soixante-dix ans post mortem auctoris (un peu de latin ne nuit pas, quand il est question de droit) ou après cette période…

Passons. Le fait est que, pour publier un auteur non encore tombé dans le domaine public, il faut obtenir son autorisation ou — quand il a cédé ses droits à son éditeur, comme c’est généralement le cas en France — celle de la maison d’édition qui le publie, à charge pour cette maison de consulter l’auteur ou, s’il n’est plus de ce monde (cas de figure plutôt fréquent à la Pléiade), ses ayants droit. La Pléiade a publié à l’automne 2003 le Théâtre complet de Jean Cocteau.
Ce projet avait fait l’objet d’un contrat passé, après la mort de Cocteau, avec son ayant droit. Pour les pièces publiées sous le copyright des Éditions Gallimard, ce contrat suffit. Mais Cocteau a publié ses œuvres chez différents éditeurs. Il fallait donc, en outre, traiter avec Grasset & Fasquelle, Le Rocher, Heugel et Cie (pour le livret de deux œuvres mises en musique), Plon, Stock et (pour un posthume) Olivier Orban.

À chacune de ces maisons les Éditions Gallimard ont demandé l’autorisation d’inclure dans le volume de la Pléiade le ou les textes publiés par ses soins et sous son copyright. Puis des contrats ont été établis — autant de contrats que de maisons d’édition — qui précisaient le titre des pièces concernées, les conditions de leur reprise dans le volume de la Pléiade, le pourcentage des droits d’auteur, etc.
On constatera, si l’on veut bien se reporter au Théâtre de Cocteau, que le copyright de ces maisons est dûment imprimé au verso de la page de titre de chaque œuvre. De la sorte, quiconque a besoin de savoir à qui appartiennent les droits de telle ou telle pièce (par exemple pour en reproduire un extrait dans une anthologie) sait à qui adresser sa demande. Car les autorisations de reproduction négociées par Gallimard ne s’appliquent qu’à la Pléiade ; il va de soi que l’éditeur premier de l’œuvre non seulement garde toute liberté d’exploiter cette œuvre sous sa marque, mais aussi conserve le droit d’en autoriser (ou d’en interdire) la reproduction partielle ou totale en d’autres lieux.

Le Théâtre complet de Jean Cocteau propose également, et c’est l’une de ses originalités, plusieurs textes inédits ou publiés seulement dans des journaux ou dans des revues. En ce qui concerne ces textes, c’est au représentant des ayants droit de l’auteur qu’il appartient d’autoriser (ou d’interdire, mais ce ne fut pas le cas pour Cocteau) leur reproduction dans le volume.

Le plan détaillé de l’édition lui a donc été soumis pour accord, et c’est seulement lorsque cet accord a été acquis que le sommaire a pu être considéré comme définitif. Il en va de même pour les œuvres étrangères. Les Œuvres romanesques de Faulkner rassemblées dans la Pléiade ont toutes été publiées en français chez Gallimard, qui en détient les droits exclusifs de traduction dans notre langue.
Néanmoins, la réunion de ces œuvres dans la collection a dû faire l’objet d’un nouveau contrat, passé avec un agent littéraire français agissant pour le compte de l’éditeur américain et des ayants droit de l’auteur du Bruit et la Fureur. Faulkner étant mort en 1962, ses œuvres étaient protégées au moment où le projet d’édition a vu le jour (c’est-à-dire à une époque où la durée de la protection était de cinquante ans), et elles le sont toujours aujourd’hui : ce nouveau contrat était donc indispensable, tout le monde le savait dès le début, il n’y avait là nulle surprise, nul imprévu.

On ne saurait en dire autant du cas de Rudyard Kipling (ou d’autres écrivains qui furent à peu près ses contemporains). L’auteur du Livre de la jungle est mort en 1936. Le premier volume de ses Œuvres a paru dans la Pléiade en 1988, c’est-àdire cinquante-deux ans après sa mort. La durée de protection étant à l’époque de cinquante ans, les œuvres de Kipling étaient donc dans le domaine public lorsque la Pléiade a commencé à les faire paraître : aucun contrat avec les ayants droit de l’auteur n’était nécessaire. De même pour les tomes II (1992) et III (1996) de l’édition — mais en 1997, alors qu’il reste un quatrième volume à publier, tout change.
C’est en effet le 27 mars 1997 que la directive européenne du 29 octobre 1993, relative à la durée de protection du droit d’auteur, a été transposée en droit français. Comme nous l’avons dit, cette durée passe alors de cinquante à soixante-dix ans. Tombé dans le domaine public en 1986, Kipling, donc, « renaît à la protection » (telle est l’expression officielle): les éditeurs qui publiaient, librement jusqu’alors, ses œuvres ou des traductions de ses œuvres doivent impérativement régulariser leur situation, en d’autres termes signer des contrats avec les ayants droit de l’auteur, s’ils veulent continuer à exploiter les livres déjà publiés ou en faire paraître de nouveaux.

Les conséquences de cette mesure peuvent paraître secondaires (après tout il était peu vraisemblable que les ayants droit de Kipling aient envie de s’opposer à la publication du dernier volume de la Pléiade), mais elles ne le sont pas tout à fait. La renaissance d’un auteur à la protection pose différentes questions.
Plusieurs éditeurs pourront-ils continuer à exploiter concurremment les œuvres d’un même écrivain, comme lorsque celles-ci étaient dans le domaine public ? l’un d’entre eux obtiendra-t-il des droits exclusifs ? les ayants droit d’un auteur étranger « renaissant » pourront-ils interdire la poursuite de l’exploitation d’une traduction pour en privilégier une autre ? et l’équilibre financier d’une édition ne risque-t-il pas d’être mis en péril quand, aux droits qui reviennent aux préfaciers, annotateurs et traducteurs, il faut ajouter ceux qui sont dus aux ayants droit de l’écrivain « renaissant » ?

Il n’est pas question, en effet, d’augmenter inconsidérément le prix de vente des volumes pour compenser le surcoût occasionné par la « renaissance » d’un auteur. Un écrivain est vivant tant qu’il a des lecteurs. Si ceux-ci disparaissent ou se raréfient parce que les œuvres sont vendues à un prix exorbitant, l’écrivain ne renaît pas : il meurt bel et bien. Bien sûr, il y aurait une solution simple : attendre que l’auteur re-naissant re-tombe dans le domaine public — soit, pour Kipling, attendre 2006. Aujourd’hui, cette date paraît fort proche. Mais ce n’était pas le cas en 1997. Les lecteurs qui s’étaient procuré le tome III en 1996 auraient sans doute été peu satisfaits qu’on leur demande d’attendre onze années avant de pouvoir acquérir le dernier volume.
Sans parler des anglicistes réunis par Pierre Coustillas pour réaliser les traductions et l’annotation dudit volume : on imagine leur réaction si la Pléiade leur avait annoncé que leur travail passerait une décennie au congélateur avant d’être imprimé sur papier bible… Nous n’en sommes pas arrivés là : le tome IV de Kipling a pu paraître cinq ans après le tome III — un délai raisonnable, si on le compare à d’autres —, et à un prix non moins raisonnable. Une différence toutefois avec les précédents volumes : il porte le copyright de l’ayant droit, lequel est une institution répondant au beau nom deNational Trust for Places of Historic Interest or Natural Beauty.