La Pléaide

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Les aventures du texte

« Le Festin de Pierre », perdu et retrouvé

La lettre de la Pléiade n° 39
février-avril 2010

Dom Juan ou le Festin de Pierre, découvrez l'histoire de cette œuvre perdue et retrouvée.

Les nouvelles éditions, évoquées dans la Lettre n° 37, sont l’occasion de remettre en cause des idées reçues. Elles exigent un travail qui confirme en général ce que nous répétons volontiers ici : les œuvres littéraires sont d’un maniement délicat ; même si leur texte paraît gravé dans le marbre, il n’est souvent que l’un des résultats possibles, parfois accidentel, en tout cas soumis aux circonstances, du projet dont il procède.

L’exemple choisi ne doit rien au hasard : en mai prochain paraîtra la nouvelle édition des Œuvres Complètes de Molière dirigée par Georges Forestier, qui a déjà donné à la Pléiade une belle édition de Racine en 1999. Les surprises seront nombreuses dans ce nouveau Molière. L’une saute aux yeux : au sommaire, les pièces ne sont pas présentées dans l’ordre traditionnel, pour des raisons qui seront exposées dans la prochaine Lettre.
Mais il y a plus, presque un scandale : Dom Juan manque à l'appel.
Entendons-nous. C’est le titre qui manque, non la pièce. Molière n’a jamais écrit de Dom Juan. La pièce qu’il a fait représenter entre le 15 février et le 20 mars 1665 était intitulée Le Festin de Pierre. C’est en 1682 seulement — plus de neuf ans après sa mort —, quand elle fut incluse dans l’édition posthume de ses Œuvres, qu’on l’appela Dom Juan ou le Festin de Pierre. Il est d’ailleurs possible que la rétrogradation du titre originel en sous-titre soit le fruit d’une décision tardive : sur le frontispice gravé pour l’édition de 1682, la pièce garde son intitulé d’origine, comme si, au moment où travaillait le graveur, la modification n’était pas encore prévue. Une chose est sûre : Dom Juan a pris le pas sur Le Festin de Pierre parce que l’édition de 1682 a servi de base, au XXe siècle, à quasiment toutes les éditions de la pièce. Est-ce à dire qu’aucun autre choix n’était possible ? Cela mérite examen.

Du point de vue des spectateurs, depuis le XVIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe, la question ne se pose pas. Le Festin de Pierre quitte la scène en mars 1665 et n’est plus repris à Paris. Quand la pièce, que Molière avait composée en prose rythmée, refait surface, le 12 février 1677 (quatre ans après la mort de l’auteur), elle est en alexandrins ! Les héritiers de Molière, désormais installés à l’Hôtel Guénégaud, ont demandé à Thomas Corneille (frère du grand Corneille et lui-même auteur de comédies représentées au théâtre Guénégaud) d’en procurer une version versifiée… et expurgée.

« On a fait revivre une pièce dont vous n’osiez dire, il y a cinq ou six ans, tout le bien que vous en pensiez, à cause de certaines choses qui blessent les scrupuleux », note alors Donneau de Visé dans Le Nouveau Mercure galant. Quant à savoir si, comme l’affirme Donneau de Visé, « elle n’a rien perdu des beautés de son original », chacun pourra bientôt en juger : la version de Thomas Corneille sera reproduite en appendice dans la nouvelle édition des Œuvres complètes de Molière. Mais le plus surprenant n’est pas que cette version en alexandrins ait été écrite et publiée. C’est qu’elle ait été jouée en lieu et place du texte authentique jusqu’en 1841 et qu’il ait fallu attendre 1847 pour que les spectateurs puissent entendre un texte qui, pour n’être pas exactement celui de 1665, était néanmoins plus proche de l’original. Pendant ce temps, que se passe-t-il en librairie ? Un privilège d’impression fut accordé par la Chancellerie le 5 mars 1665, et le libraire Billaine le fit enregistrer deux mois plus tard. Mais il ne fut pas utilisé. Il est vrai qu’avait été diffusé en avril un pamphlet, les Observations sur une comédie de Molière intitulée Le Festin de Pierre, qui s’en prenait vivement à Molière et l’accusait, chose grave, d’avoir « fait une Farce de la Religion ». Particulièrement visée, la célèbre scène du « pauvre à qui l’on donne l’aumône à condition de renier Dieu », scène (la IIe de l’acte III) dont les mêmes Observations nous apprennent qu’elle fut supprimée dès la deuxième représentation. Est-ce la violence des attaques — à quoi répondirent des contre-attaques non moins vives — qui empêcha que parût une édition du Festin de Pierre ? Toujours est-il qu’à la mort de Molière, en 1673, son texte n’a toujours pas été imprimé.

À parcourir la bibliographie, on pourrait croire la lacune réparée dès l’année suivante. En 1674 paraît en effet à Amsterdam, chez Daniel Elzevier, Le Festin de Pierre ou l’Athée foudroyé, tragi-comédie par J.B.P. de Molière. Mais il suffit de se reporter au texte de cette édition pour éventer la supercherie. Le sujet du Festin de Pierre était connu bien avant que Molière ne s’en empare. Sans remonter à la comedia originelle, attribuée à Tirso de Molina, rappelons que différentes versions de cette histoire furent jouées par les comédiens dell’arte et que l’une d’entre elles rencontra le succès à Paris en 1658. C’est alors que deux auteurs français, Dorimond (de la troupe de la Grande Mademoiselle) puis Villiers (alias Philipin, de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne), en donnèrent chacun une version. Or, qui prendra la peine de comparer le texte de Dorimond (Le Festin de Pierre ou le Fils criminel) avec celui qu’Elzevier attribue à Molière en 1674 (Le Festin de Pierre ou l’Athée foudroyé) constatera qu’il s’agit de la même pièce ! Faute de pouvoir disposer d’une version authentique, Elzevier a sans vergogne publié Dorimond sous le nom, plus prestigieux, de Molière. Il semble qu’il ait ainsi abusé un public nombreux : son édition fut réimprimée plusieurs fois. Le Festin de Pierre ne figure pas dans l’édition collective des Œuvres de Molière que le libraire parisien Barbin fit paraître en 1674-1675, et l’on a vu que la version en vers publiée en 1677 est à la fois récrite et expurgée. On sait pourtant qu’à cette date des copies de la pièce, peut-être partielles, peut-être modifiées, circulaient déjà : une comédie en deux actes de Champmeslé, intitulée Fragments de Molière, fut jouée devant la Cour, nous apprend en octobre 1677 Le Nouveau Mercure de France, qui précise que parmi ces Fragments se trouvent quatre scènes du Festin de Pierre. On sait aussi, grâce à un document publicitaire (on disait alors « fascicule de réclame ») qui doit dater des années 1670, qu’une version de la pièce était représentée par une troupe de campagne. Enfin, un « Jugement sur la comédie du Festin de Pierre » du 13 décembre 1678 révèle que la Sorbonne (faculté de théologie) se demandait à cette date s’il fallait absoudre des comédiens qui représentaient la pièce de Molière et jouaient une partie de l’année pour un « prince hérétique », Guillaume d’Orange. Or ce Guillaume-là, futur roi d’Angleterre, était alors stathouder des Pays-Bas. Dans la troupe qu’il entretenait jouait un ancien compagnon de Molière, Brécourt. La filière hollandaise se précise.

Paris et Amsterdam vont bientôt entrer en concurrence. On l’a dit, Le Festin de Pierre, rebaptisé Dom Juan ou le Festin de Pierre, finit par paraître à Paris, en octobre 1682. Cette édition, qui offre un texte proche de (mais non pas identique à) celui qui fut joué en 1665, a subi à la fois l’autocensure et la censure. Trois exemplaires non censurés en ont été conservés ; ils prouvent que les héritiers de Molière ont d’eux-mêmes adouci son texte, en supprimant notamment les passages le plus attaqués dans les Observations de 1665. Mais cela n’a pas suffi aux censeurs royaux : d’autres exemplaires sont « cartonnés », ce qui signifie qu’en cours d’impression des « cartons » — des pages corrigées (édulcorées) à la demande des censeurs — ont été substitués aux pages d’origine. Et il existe aussi des exemplaires « entièrement cartonnés », dans lesquels les corrections demandées étaient si importantes qu’il fallut recomposer des cahiers entiers. Or c’est ce dernier état, le plus lourdement censuré, qui fut reproduit par les éditeurs jusqu’au XIXe siècle. La « scène du pauvre », jugée inadmissible, y devient anodine, comme on le verra en consultant les appendices de la nouvelle édition, où elle est reproduite.

À Amsterdam, dans le même temps, on n’est pas inactif. Le fonds de feu Daniel Elzevier (le faussaire de 1674) a été racheté par Henri Wetstein. Ce libraire s’avise que Le Festin de Pierre qui figure à son catalogue n’est pas le bon. Il cherche alors à se procurer un manuscrit de la pièce de Molière : « j’ai fait ce que j’ai pu pour en avoir une bonne copie. Enfin un Ami m’a procuré celle que je donne ici, et bien que je n’ose pas assurer positivement qu’elle soit composée par Molière, au moins paraît-elle mieux de sa façon, que l’autre que nous avons vu courir sous son nom jusques à présent ». Prudence inhabituelle, mais explicable : « l’autre » version, c’est évidemment celle du faux Molière / vrai Dorimond, que Wetstein, bon commerçant, continue à écouler et qu’il évite donc de trop dénigrer… Mais son « Ami » inconnu ne s’est pas moqué de lui : la version « nouvelle et toute différente » qu’il publie en 1683 est la bonne ; elle procure un texte vierge de toute censure et de toute autocensure ; la scène du pauvre y est complète, et les passages attaqués dans les Observations sont bien là : c’est le texte qui fut joué le 15 février 1665. Si ce texte était trop audacieux pour les éditeurs des XVIIIe et XIXe siècles, on peut s’étonner que leurs successeurs du XXe siècle ne l’aient pas privilégié. Tous, on l’a vu, ont choisi de suivre l’édition parisienne de 1682, certes dans sa version non censurée, mais tout de même autocensurée (celle, donc, que proposent les trois exemplaires « non cartonnés »). Et ils y ont ajouté, parfois tacitement, parfois en le signalant, les passages qui ne se lisent que dans l’édition hollandaise de 1683, créant ainsi ce que l’on appelle un « monstre philologique ».
Ce « monstre », c’est le texte que chacun connaît.

Ses partisans avaient leurs raisons. Le texte d’Amsterdam est le bon — tout indique qu’il reproduit une copie de comédien —, mais il n’est pas parfait. Il comporte beaucoup de coquilles, quelques erreurs de lecture (à moins que les erreurs n’aient figuré dans la copie) et une ponctuation défectueuse. Il faut donc corriger ce texte si on décide de le suivre, de même qu’il faut compléter, autrement dit panacher celui de Paris si on veut l’adopter. Deux solutions de compromis, en somme. De deux maux, Georges Forestier a choisi le moindre : refusant l’usage qui consiste à réinjecter dans un texte autocensuré les passages supprimés, il publie le texte audacieux imprimé en 1683, en le corrigeant sur des points de détail. Ce faisant, il nous replonge dans l’ambiance du 15 février 1665. Et il reproduit le titre de l’époque, repris par Wetstein en 1683.
Exit Dom Juan. Voici, de nouveau, Le Festin de Pierre.