La Pléaide

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L'histoire de la Pléiade

L'affaire Rimbaud. Débats autour de la Pléiade (1941-1946)

La lettre de la Pléiade n° 29
septembre-octobre 2007

Le métier d’éditeur est fait de contraintes, et la Pléiade n’échappe pas à la règle. Le projet d’une bibliothèque universelle dûment composée, donnant à chaque « classique » la place qu’il mérite, s’est heurté tout au long de son histoire à des obstacles dont le contournement ou le caractère infranchissable ont parfois pesé d’un poids égal sur son programme à celui du seul discernement éditorial.

Qu’un auteur ne figure pas à son catalogue ne vaut pas jugement ni malveillance. Il faut y prendre garde.
Si l’idée d’un volume réunissant les œuvres poétiques et la correspondance d’Arthur Rimbaud appartient aux premiers temps de la collection, le projet n’en est sérieusement étudié que dans les premiers mois de l’Occupation. Un plan provisoire est dressé, assorti d’une liste d’ouvrages critiques sur le poète.
Mais un constat s’impose : à l’exception des Lettres de la vie littéraire, réunies et annotées par Jean-Marie Carré en 1931, aucune des œuvres majeures de Rimbaud n’est alors au catalogue de la NRF. Car le poète est, à titre posthume, depuis l’édition de ses œuvres présentée par Paterne Berrichon et Ernest Delahaye en 1898 (nouvelle édition en 1912, avec une préface de Paul Claudel), un auteur des Éditions du Mercure de France. Non que Gaston Gallimard se soit désintéressé de l’œuvre du poète, comme l’atteste le projet d’édition d’un recueil d’Ébauches et de Rimbaldiana, dans le prolongement de la publication en 1914 des brouillons d’Une saison en enfer par La NRF et de la célèbre étude de Jacques Rivière sur le poète – qui, remaniée, aurait dû en constituer la préface. Un contrat fut signé avec le beau-frère de Rimbaud, Paterne Berrichon ; mais le projet, interrompu par la guerre et retardé par des atermoiements éditoriaux et successoraux, ne verra finalement jamais le jour, bien qu’il en soit encore question en 1929 ! Les lettres inédites qui auraient dû y figurer ne l’étaient plus ; et le texte de Jacques Rivière sera repris en volume par Philippe Soupault chez Kra en 1930.

Il y a aussi à la NRF, durant l’entre-deux-guerres, un projet de livre de dessins (la maison conservera en ses murs durant quatre ans vingt-deux dessins originaux du poète !), qui sera finalement édité en plaquette par Firmin-Didot (1930).
Le passage par le Mercure de France était donc obligé ; d’autant qu’en 1939 H. Bouillane de Lacoste y avait donné une édition critique des Poésies de Rimbaud de première importance, marquant une solution de continuité dans la lignée des premiers éditeurs de Rimbaud, de Verlaine et Darzens audit Berrichon.
Gaston Gallimard adresse sa requête le 13 mars 1941 à l’administrateur de la maison de la rue de Condé, Jacques Bernard – dont la docilité à l’occupant est demeurée notoire. L’éditeur y avance prudemment. Il propose une entrevue avec Jean Paulhan – qui a succédé à Jacques Schiffrin fi n 1940 – et argumente déjà : le prix d’un volume de la Pléiade étant élevé, la demande de la NRF s’apparente à celles, déjà accordées par le Mercure à d’autres éditeurs (Banderole, Crès, Stols, Cluny), d’une édition de luxe des œuvres du poète. À ce tarif, la Pléiade ne saurait entrer en concurrence avec l’édition Bouillane de Lacoste.

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Habile Gaston ! Mais Bernard n’était pas un débutant.
Retour de courrier : « Malgré tout l’intérêt, désintéressé, que je porte à la littérature et donc, aux maisons s’occupant de la littérature (ce qui est rare) s’il s’agit parfois de concurrents, j’ai le devoir de compter cela comme rien afin de ne pas faire tort à la maison dont je suis le responsable. En effet, pour son bien, je ne crois pas possible d’envisager votre offre d’éditer les œuvres de Rimbaud, dans la collection de la Pléiade. Car, à mes yeux il s’entend, autoriser une édition de qui que ce soit sans limitation de tirage serait une imprudence considérable […]. Le prix ne fait pas grand chose à l’affaire. Je suis assez au courant de tous les artifices de fabrication pour comprendre le danger. » Gaston fait l’étonné : « Je pensais que puisque vous aviez autorisé les Éditions de Cluny, et que par le passé d’autres éditions avaient été publiées avec le consentement du Mercure, il ne devait pas y avoir de raisons qu’une édition de la NRF seule soit interdite. » Et, plus sentimental (mais sincère) : « Il me peinerait que vous ayez à l’égard de la NRF moins de sympathie qu’envers d’autres confrères, alors que mon père d’abord et moi-même ensuite avons toujours entretenu des relations les plus amicales avec M. Vallette. »

La discussion est pleine d’enseignements. Par son prix et sa présentation, la collection peut-elle être apparentée à une collection de luxe ? L’argument de Bernard est sans appel : le tirage même des volumes de la Pléiade l’interdit. Les éditions antérieures de Rimbaud auxquelles Gaston Gallimard fait référence étaient données en tirage très limité, tandis que le tirage initial moyen d’une Pléiade s’élève à plusieurs milliers d’unités... sans parler des réimpressions en cas de succès. La 3 Pléiade était donc une collection hybride, relevant par sa diffusion de la librairie traditionnelle, mais appartenant, par certains de ses attributs formels, éditoriaux et tarifaires, au secteur du luxe.

On comprend mieux en outre que, née chez un petit éditeur indépendant en 1931, la Pléiade se trouve finalement reprise par une plus grande maison, disposant d’un fonds susceptible d’en nourrir aisément le catalogue. Panthéon des lettres, la Pléiade ne pouvait l’être que si elle obtenait de publier les classiques contemporains de la littérature universelle, le plus simple étant d’en disposer dans son propre fonds (ce sera le cas de Gide, Claudel, Martin du Gard, Malraux…) ; mais Rimbaud était aussi l’un de ces contemporains capitaux, comme le seront plus tard Nathalie Sarraute ou Julien Gracq. Pour que la Pléiade parvienne à ses fins, il était nécessaire de l’adosser à une grande maison de littérature… L’argument dut peser quand il s’agit pour Jacques Schiffrin de se lier avec un confrère de plus grande taille… Il en allait, aussi, de la viabilité éditoriale et de la pérennité de son grand dessein.

Ces deux arguments sont d’ailleurs repris par Jacques Bernard lui-même, décidément bien lucide, dans une lettre plus argumentée qu’il adresse à Gaston fi n mars 1941 : « Nous ne pouvons autoriser que des éditions genre luxe à tirage très limitée, et éditées une fois pour toutes. C’est ainsi que la Jungle a été donnée 71 fois [Kipling], et cela ne lui a pas fait tort. De même Rimbaud, mais moins souvent. Or, votre collection de la Pléiade est-elle une collection de luxe ? Est-ce une collection à tirage limité ? Point important. […] Je regarde […] la liste de la Bibliothèque de la Pléiade qui a paru dans La NRF du 1er mars. Je vois sur les 52 très beaux volumes qu’elle offre, 50 titres du domaine public ; deux n’en sont pas : Verlaine et Gide [Journal]. Et ceci encore n’excite pas à donner un auteur, disons : assez exceptionnel. Que vous le désiriez, je le comprends, naturellement. Il s’agit d’un lustre nouveau, d’un coup sur la cervelle des lecteurs, d’une orientation, toutes choses fort permises et recommandables, et honnêtes.
Mais le Mercure en souffrira. […] Rimbaud est un de nos drapeaux. Il serait étrange que nous le cédions avec un sourire. Et même que nous le cédions sans sourire. […] Votre catalogue est assez riche pour que vous arriviez à grouper des textes de premier ordre dans votre belle bibliothèque reliée. »

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Les choses sont bien dites, de part et d’autre. Et il apparaît alors inévitable que la Pléiade ait à repousser à une échéance bien incertaine l’inscription de Rimbaud à son catalogue. La chose se saura : La Semaine, hebdomadaire populaire, en fait écho en juin 1941, dénonçant cette « fâcheuse lacune » et en faisant porter la responsabilité sur la fermeté du Mercure et sur les débats successoraux entre la veuve de Paterne Berrichon et les deux enfants du frère de Rimbaud.

La situation paraît bloquée… et pourtant, en août 1943, la NRF obtient de Jacques Bernard la précieuse autorisation : « C’est fait, c’est bon, c’est accepté : vous pouvez incorporer votre Rimbaud à votre belle Pléiade. J’ai reçu l’acceptation des ayants droit quelques minutes après votre coup de téléphone d’aujourd’hui. » Tirage initial : 15 000 exemplaires ! Pourquoi un tel retournement de situation ? L’argument financier fut-il déterminant ? La Librairie Gallimard offrira 6 % de droits au Mercure de France, un taux très élevé pour la collection, et une belle garantie.

La première Pléiade Rimbaud est imprimée en avril 1946, dans un texte établi et annoté par Rolland de Renéville et Jules Mouquet, qui souligneront la qualité du travail de leur précurseur, H. Bouillane de Lacoste. L’édition donnée par les deux hommes révise celles qui l’ont précédée, par un retour plus scrupuleux aux manuscrits. Elle est aussi la première à intégrer les contributions de Rimbaud à l’Album zutique dans l’ensemble de ses poèmes (fac-similé à l’appui), après que Pascal Pia en a proposé plusieurs fragments durant la guerre, en revue et plaquette – avec notamment deux inédits (Cocher ivre et L’Angelot maudit). Cette édition de 1946 sera revue et augmentée à plusieurs reprises, avant qu’Antoine Adam n’en donne une nouvelle édition en 1972.

L’histoire de l’édition des œuvres de Rimbaud est donc celle d’un dénouement heureux. Elle ne put que renforcer le sentiment de proximité de Gaston Gallimard à l’égard du fonds composé par l’éditeur qu’il admirait le plus, Alfred Vallette. Admiration qui le conduira, à la première occasion, à faire l’acquisition en 1958 de la maison de la rue de Condé. Une initiative assurément favorable à l’essor de sa « belle collection »…