La Pléaide

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Affiche de librairie pour les OEuvres poétiques complètes de Péguy en Pléiade, novembre 1941.
Courrier de François Porché
Courrier de François Porché 2
L'histoire de la Pléiade

Du livre à la préface : François Porché, préfacier des Œuvres poétiques de Péguy (1941)

La lettre de la Pléiade n° 55
1er octobre 2014

Nous avons déjà évoqué le contexte de publication et de réception du premier volume consacré par la «Bibliothèque de la Pléiade» aux œuvres de Charles Péguy, réunissant en 1941 ses poésies complètes. Cette entreprise avait fait date et s’inscrivait dans le prolongement de l’édition posthume des œuvres complètes de l’écrivain à la NRF, entreprise dès septembre 1916. La parution de la nouvelle édition des Œuvres poétiques et dramatiques de Charles Péguy est l’occasion d’apporter une pièce complémentaire au dossier de l’édition de 1941.

Elle apporte une précision sur le préfacier du volume, le poète François Porché (1877-1944). Celui-ci est aujourd’hui principalement cité pour son essai paru en 1927 sur l’homosexualité et ses rapports à la littérature – au titre wildien de L’Amour qui n’ose pas dire son nom (Grasset) – et sur l’échange qui s’en est suivi avec l’auteur de Corydon. Il est aussi connu pour avoir été le troisième mari de la comédienne et femme de lettres Mme Simone, divorcée de l’acteur Le Bargy, veuve de Claude Casimir-Périer et maîtresse d’Alain-Fournier. Mais on a un peu oublié son œuvre poétique, dramatique et critique et son amitié avec Charles Péguy.

Comme André Spire et Edmond Fleg, il est pourtant l’un des poètes accueillis dans les Cahiers de la Quinzaine, où est publié en 1904 son premier livre (À chaque jour). Porché rend un bel hommage à Péguy et à sa collection dans Le Mercure de France du 1er mars 1914. Plus significatif encore : un choix de ses poèmes, dû à Péguy lui-même, clôt définitivement la parution des Cahiers le 7 juillet 1914 ; simplement intitulé Nous, il constitue un véritable manifeste patriotique.

Porché fait aussi partie des écrivains que cherche à s’attacher la NRF avant-guerre, bien qu’on y exprime quelque réserve sur la part militante de son inspiration. L’un de ses poèmes a paru dès septembre 1909 dans la revue et les Éditions ont publié en janvier 1914 son recueil Le Dessous du masque. Les échanges épistolaires entre Gaston Gallimard et François Porché témoignent alors d’une proximité certaine. Le 13 février 1915, l’éditeur lui demande ses « Notes sur la Russie » dont il lui avait déjà parlé à l’hiver précédent : « Pouvez-vous et voulez-vous me les donner maintenant, cela ou autre chose, ou bien cela et autre chose et nous aider à ranimer la maison ? » La revue ne paraissant plus, Gaston Gallimard souhaite maintenir la firme en activité en publiant quelques « cahiers et brochures » en lieu et place de La NRF. Ce courrier est, du reste, l’occasion d’une confidence importante : « Peut-être rééditerons-nous Notre patrie de Charles Péguy [ce texte, paru en 1905, est effectivement repris en juin 1915 par la NRF], en attendant que nous publions ses Œuvres complètes (je vous annonce prématurément cette nouvelle, car rien n’est encore tout à fait décidé, parce que je pense qu’elle vous fera plaisir). » Porché se réjouit de l’initiative : « En entreprenant un Péguy complet les Éditions de la Revue française feraient une belle œuvre qui honorerait la maison. Je ne vois que vous pour cela. Gardez qu’on vous devance. » Il vient lui-même de donner à L’Opinion une Méditation sur la mort du héros, inspirée par la mort de Péguy, et qui est un élément d’un ensemble plus large sur la guerre (prose et vers) qu’il pourrait confier à son éditeur.

Mais Porché se montre bientôt réticent à l’idée de publier en une telle période ; Gaston Gallimard l’aiguillonne et trouve les mots : « J’estime que nous devons chacun selon nos moyens manifester notre existence, continuer notre effort et faire comme le saint Louis de Gonzague de Péguy qui voulait jouer à la balle au chasseur au moment du jugement dernier. » (19 juillet 1915) Convaincu, Porché lui adresse en décembre 1915 le grand poème qu’il vient d’achever sur la guerre et ses combats ; L’Arrêt sur la Marne, imprimé en Suisse et prépublié intégralement dans Le Figaro, paraît en 1916. Il est dédié à la mémoire de Charles Péguy. Bien que malmenée par Paul Souday dans Le Temps après une récitation donnée par Mme Simone, cette publication assure une nouvelle audience à Porché, de sorte que la NRF publie la même année son Poème de la tranchée puis une réédition de Nous. Les relations se distendent ensuite après le refus de publication en 1918 de sa pièce Les Butors et la finette, sans qu’André Gide n’en soit informé. Ce sera un épisode de la querelle entre Gaston Gallimard et André Gide autour de la gérance de l’entreprise NRF.

La carrière littéraire de François Porché se prolonge donc hors de la NRF durant l’entre-deux-guerres. Ses essais de critique et d’histoire littéraires sont remarqués, à l’image de La Vie douloureuse de Charles Baudelaire paru dans la collection biographique de Plon (« Le Roman des grandes existences ») et que la NRF envisagea de reprendre. Mais le 14 avril 1939, Gaston Gallimard prend l’initiative de renouer contact avec son ancien auteur :

Cher ami,
Voilà plusieurs mois que je me propose de vous écrire.
J’estime qu’il est temps que paraisse maintenant un ouvrage important sur la vie et l’œuvre de Charles Péguy, un ouvrage définitif qui épuise le sujet. J’estime aussi que nul mieux que vous ne pourrait l’écrire. Il s’agit là évidemment d’un gros travail, mais vous en serez assurément récompensé, et le succès sera certain et durable. Je ne vous écris pas à la légère. J’ai rassemblé tout ce qui a été écrit sur Péguy. J’ai envisagé toutes les solutions. Un tel ouvrage est nécessaire. Vous
seul pouvez écrire un livre de fonds sur Péguy, avec compétence, avec cœur. Vous seul pouvez répondre à notre attente à tous. Dès que vous m’aurez fait connaître votre réponse, j’étudierai la réalisation pratique de ce projet, et je vous dirai aussitôt dans quelles conditions il me semble que nous pourrions traiter...

 

Réponse de l’intéressé, le 17 avril 1939 :

Cher ami,
je suis très touché de votre lettre conçue en termes si amicaux et si flatteurs pour moi... Mais diantre! diantre !... je vous prie de bien vouloir m’accorder quelques jours de réflexion !

 

Les quelques jours se transforment en quelques mois et Gaston Gallimard, depuis Mirande (Manche) où la NRF est désormais repliée, relance l’auteur le 26 septembre 1939 : « Il me semble qu’aujourd’hui, plus que jamais, ce livre s’impose. Qu’en pensez-vous ? » Ce n’est que le 5 février 1940, depuis Pessac en Gironde, que Porché adresse à l’éditeur une fin de non-recevoir :

Au sujet de la question Péguy, demeurée en suspens, soyez assuré que je n’ai point oublié votre demande flatteuse d’il y a un an. Depuis la guerre, à deux reprises, M. Hirsch [directeur commercial de la Librairie Gallimard] m’a écrit que le moment lui paraissait très favorable à la publication d’un tel ouvrage. Longtemps je me suis interrogé à ce propos – et, sans renoncer à l’idée d’écrire un jour un Péguy, j’estime, contrairement à ce que pense M. Hirsch, que le moment n’en est pas encore venu. Voici pourquoi :

Je ne me flatte pas de jamais pouvoir composer sur Péguy un ouvrage « définitif ». Mais c’est le terme que vous avez employé et, si celui-ci ne peut être pris à la lettre, du moins a-t-il dans notre esprit, il me semble, une signification que j’interprète ainsi : un ouvrage qui, après tant d’études parues sur le sujet, reprendrait celui-ci pour l’examiner sur toutes ses faces : biographique, philosophique, religieux, politique, morale, etc., donnerait de l’homme et de l’œuvre une vue d’ensemble. Or, si l’on adopte cette conception, il y a précisément de bonnes raisons de différer ce projet, les unes générales, les autres qui me sont personnelles :

1. L’expérience même de la guerre actuelle peut modifier – ou enrichir – certains aspects du sujet. Cette raison est la principale. Elle est puissante.

2. À la veille de la guerre, Halévy était, m’a-t-on dit, sur le point de publier un « Péguy ». Il se peut que la raison que je viens de dire soit ce qui le retient lui-même de donner son livre. D’autre part, ce livre apportera certainement du nouveau. Il y a donc intérêt à attendre qu’il ait paru, pour bénéficier des mises au point que Halévy a pu réaliser.

3. Je suis retenu en province et un Péguy « définitif » (j’ai scrupule à récrire ce mot-là, mais à vous la faute !) ne peut être écrit qu’à Paris car la question de la documentation est très importante. Ici je ne pourrais écrire qu’un « discours sur Péguy ». Or, on a écrit trop de « discours sur Péguy » et c’est précisément pour finir avec ce genre-là que vous m’avez adressé votre demande.
Je pense comme vous que l’image de Péguy qu’on se fait d’après les journaux (et les livres parus) est très sommaire, voire de plus en plus sommaire. C’est le vaste Péguy qu’il faudrait tâcher d’atteindre.

4. Pour plusieurs mois encore, je suis attelé à un ouvrage dramatique.

Mais surtout, cher ami, de votre point de vue d’éditeur, ne regrettez rien. Méditez un instant sur la raison n°1 , et vous vous accorderez avec moi pour penser que c’est une chance que votre projet n’ait pas reçu son accomplissement à la veille de la guerre. Après la guerre, oui. Comptez sur moi.

 

L’éditeur ne se laisse pas facilement convaincre : « Ce que vous me dites sur votre Péguy me paraît tout-à-fait juste. Vos arguments, toutefois, n’ont pas raison de mon impatience d’éditeur à imprimer votre livre. Je n’en demeure pas moins persuadé non plus qu’un livre de vous sur Péguy, dans les circonstances présentes, aurait un retentissement profond. » (22 mars 1940) La discussion se prolonge et Gaston Gallimard peut écrire un mois plus tard : « Je me réjouis de constater que vous songez à réaliser, plus tôt que vous ne le pensiez, le projet Péguy. Je vais essayer d’avoir des  renseignements sur celui d’Halévy. » Mais le projet tourne court. Grasset reprend en 1941 l’essai de Daniel Halévy, Péguy et les Cahiers de la Quinzaine, publié en 1918 chez Payot.

Le projet « Pléiade », qui prend forme en avril 1940, fournira toutefois une nouvelle raison de solliciter François Porché. Le 21 février 1941, Gaston Gallimard écrit en effet à la veuve de Charles Péguy : « Selon votre désir, j’avais demandé à François Porché d’écrire une introduction à cette édition. Il a accepté en principe. Je compte aller la semaine prochaine en zone libre et m’entendre avec lui définitivement au sujet de la rémunération de son travail. » François Porché donne rapidement son texte et l’ouvrage paraît en un temps record, en novembre 1941. Il n’est pas étonnant de lire alors sous la plume de l’auteur de Nous une défense argumentée et illustrée de la valeur littéraire de l’œuvre du maître. Et, comme une suite à la lettre adressée à Gaston Gallimard en février 1940, il explique ce qui, après quelque vingt ans de purgatoire, fait de l’œuvre de Péguy une source vive pour la nouvelle génération, illuminée par la figure de Jeanne d’Arc « symbole de l’héroïsme des sombres temps où l’avenir semble barré ». « Les événements, écrit-il, ne devaient pas tarder à donner aux poèmes de Péguy une résonance décuplée et comme une orchestration terrible. Et cela, point uniquement parce que la poésie de Péguy est, par essence, une exaltation de la France, mais parce qu’elle est, en quelque sorte, une exaltation de la Croix de la France. »

Pour autant, Gaston Gallimard ne semble pas se résoudre à l’idée de ne pas avoir à son catalogue un véritable essai sur l’auteur du Porche de la Deuxième Vertu. Le 5 novembre 1942, il sollicite à cette fin un autre auteur des Cahiers de la Quinzaine, et non des moindres : Romain Rolland lui-même, dont il sait qu’il s’est alors attelé à l’écriture d’un livre sur Charles Péguy. Mais l’auteur de Jean Christophe est lié contractuellement à Albin Michel qui, de fait, publiera les deux volumes de son ouvrage en 1944. C’est-à-dire trop tôt pour que La NRF puisse en publier des chapitres, comme Romain Rolland l’avait suggéré, mais « quand les circonstances seront redevenus plus normales et que l’atmosphère sera libre ».